L’envers du décor

Deux artistes, Edith la pianiste et Oliver l’illusionniste,  piégés entre deux mondes : celui de la prestidigitation, des faux-semblants, et celui de la survie quotidienne, des vrais problèmes. Ils écrivent leur douloureuse histoire d’amour sur l’écran où apparaissent les bouleversements de  l’époque édouardienne, de l’insoluble  « question d’Irlande » à la tragédie de la Grande Guerre.


Michele Forbes, Edith & Oliver. Trad. de l’anglais (Irlande) par Anouk Neuhoff. Quai Voltaire, 440 p., 23,50 €


Deux êtres que tout rapproche et que tout sépare. Pour preuve, cette folle nuit d’ivresse, leur première nuit, dont Oliver ne garde aucun souvenir, mais où Edith conçoit ce qui les lie à jamais, les jumeaux Archie et Agna. Sur une trame bien connue, (une femme sacrifie sa carrière à celle de son mari), Michele Forbes tisse un roman plus original qu’il y paraît de prime abord.

Tout commence bien. Oliver nourrit de grandes ambitions faites d’une « faim dévorante » et d’un  « besoin pressant de perfection ». Il triomphe à l’Empire, haut lieu du music-hall  à Belfast aujourd’hui disparu, immense succès qui lui enflamme le corps et l’esprit en l’élevant vers « un monde de pureté inconnu ». Difficile de rester à cette hauteur. Il s’épuise en vain à chercher « sa plus belle illusion », qui surpassera toutes les autres. Le mouvement de sa chute irréversible épouse celui de ses tournées, de plus en plus pitoyables et de moins en moins lucratives. « La litanie des toponymes » – pour le poète John Montague véritable célébration poétique – devient ici la triste énumération des lieux où se produit Oliver, égaré de garnis sordides en refuges improbables. L’Angleterre (Whitby, Middlesborough, Harrogate, Skipton, Burnley, Hartlepool…) comme l’Irlande du Nord (Donegal Town, Strabane, Enniskillen, Coleraine, Magherafelt, Portadown, Newcastle, Bangor…) rejettent l’artiste qui a « l’impression d’être enterré vivant, enseveli dans la terre glacée » pour devenir « un raté absolu ». Son patron à l’Empire est explicite : étant « mal dégrossi », « trop indécrottablement irlandais », la perspective d’un spectacle en solo lui est fermée à jamais. S’ajoute la concurrence du cinéma. Ce n’est plus lui qu’on vient voir, mais les films projetés après son numéro. Ses propres enfants s’émerveillent tellement devant les images animées qu’il a « l’impression de voir son monde se dissoudre sous ses yeux ». Les mutations de la sphère des loisirs reflètent celles de la société du début du siècle.

Son frère Edwin, avocat prospère, lui tend la main, l’argent est englouti dans la préparation d’une illusion grandiose qui tourne au drame. À bout de force, Oliver s’effondre devant un public que son délire lui représente comme « assoiffé de sang ». La descente aux enfers se précipite : de magicien, Oliver devient receleur, puis voleur (de victuailles, d’objets divers), et détrousseur de cadavres, dans une seconde partie du roman qui, avec ses multiples rebondissements, peine à convaincre. Il se perd dans ses souvenirs qui appartiennent aux ténèbres, « et lui aussi ».

Michèle Forbes, Edith & Oliver.

Michele Forbes © Ethan Forbes Roe

Michèle Forbes excelle dans l’évocation de l’univers cruel du music-hall : existence nomade d’artistes mal payés, numéros dérisoires ou ratés, drames quotidiens, et l’envers du décor, les coulisses des grands théâtres et les arrière-cours des pubs minables. Actrice, critique littéraire, petite-fille d’un directeur de théâtre, elle était toute désignée pour nous convier dans ces lieux secrets et nous révéler les dessous des illusions. Ils ne sont pas reluisants : le matériel s’use ; sans outils pour de dérisoires ajustements de dernière heure, Oliver continue à voler (accessoires et costumes de scène) tandis que l’alcool lui permet d’y croire encore un peu.

Les corps comme les choses sont soumis à la même observation impitoyable : tout se tient dans la matérialité du monde. La scène de l’accouchement d’Edith, expérience « d’une ampleur cataclysmique », agit comme l’exact contrepoint de l’univers où s’est immergé Oliver. D’un côté l’illusion, de l’autre la réalité. Archie appartient à l’une et à l’autre : comparse d’une illusion sur la scène, il succombe à une pneumonie dans les bras de sa mère.  Chimère et drames, ensemble, dans le cadre du vaste monde : conflits entre catholiques et protestants à Belfast en 1920, attaques de trains par des bandes armées, bataille de la Somme où meurt le jeune Bertie (écho de la pièce de Frank McGuinness, Observe the Sons of Ulster Marching Towards the Somme, 1986).

La romancière écrit dans le sillage de Dickens : Oliver ne voit-il pas en Edith une nouvelle Madame Defarge ?  Elle est pourtant bien loin de la farouche tricoteuse du Conte de deux villes (A Tale of Two Cities, 1859) : avec ses deux enfants, elle forme « un bloc d’amour », et reste jusqu’au bout fidèle à son mari. Sur la jetée Carlisle à Dun laoghaire, elle dit adieu à l’Irlande, mais surtout à « lui ». Archie mort, Agna sort de son long mutisme et reprend le plain-chant laissé en suspens par Edith, l’espoir s’élevant en elle « tel un parfum suave porté par la brume de l’après-midi ».

Car les personnages sont menacés par le désespoir, auquel Oliver n’arrive même plus à donner un visage. Pourtant, un final quasi joycien (« Les morts » dans Gens de Dublin) renoue avec le très beau premier roman de l’auteure (Ghost Moth, 2013 ; Phalène fantôme, même traductrice, Quai Voltaire, 2016), en jouant avec une émouvante sensibilité sur le thème majeur de l’illusion : ne restera de l’illusionniste, « magnifique dans son manteau de ville », qu’une forme vague qui se dissout lentement dans les nuées d’une belle journée de printemps. Sans se séparer du petit jardin portatif confectionné par son père, Agna  met en regard le grand agencement de l’univers et « les choses du quotidien ». Elle opère une remise en ordre à la fois discrète et salutaire : les chimères paternelles d’un « univers riche et varié, peuplé d’êtres merveilleusement disparates » font partie de la réalité universelle, dans une sereine réconciliation des contraires.

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