La double peine des bombardés

En 1942, John Steinbeck, d’ores et déjà célèbre pour ses Raisins de la colère, publie Bombs Away, un reportage sur l’entraînement des aviateurs américains sur le point de bombarder l’Europe et le Japon. Immédiatement publié avec l’appui de l’Air Force, ce texte était inédit en France. Mais pourquoi s’infliger la fastidieuse lecture d’un texte de propagande ? Cette « histoire d’un équipage » s’avère riche d’enseignements pour qui s’intéresse à l’histoire du traitement des bombardements aériens, dans laquelle Steinbeck joue un rôle précurseur.


John Steinbeck, Bombes larguées. Histoire d’un équipage de bombardier. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Julia Malye. Les Belles Lettres, 240 p., 23 €


Son objectif n’est pas caché. Quelques mois après l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, l’armée américaine a besoin de recruter les pilotes, bombardiers, navigateurs, mitrailleurs et opérateurs radio qui formeront les équipages des B-17, les gigantesques « forteresses volantes » en service depuis 1938 et dont la production ne fera qu’augmenter jusqu’à la fin du conflit. Après la Grande Dépression, dont Steinbeck a montré les ravages, il faut persuader des centaines de milliers de jeunes Américains et leurs parents du bien-fondé d’une guerre lointaine et de la puissance de l’Air Force, mais aussi les informer des spécificités de leur tâche à venir.

Ces recrues à peine sorties de l’adolescence, tout droit sorties d’un roman de Steinbeck ou de Faulkner, lanceurs de balles, tireurs de pigeons, réparateurs d’autos, viennent des quatre coins d’un pays rural dont l’unité n’a pas encore un siècle. Ces Joe, Allan, Al et Abner vont tenir une arme nouvelle, en plein essor depuis la Première Guerre mondiale et sa théorisation par le général italien Giulio Douhet dans La guerre de l’air (1922). Le développement du bombardement aérien ouvre à des formes tout à fait nouvelles d’offensive. Comme l’ont montré les réflexions de Sven Lendquist et de Thomas Hippler [1], parti de racines autoritaires et coloniales, il redéfinit la conception de la guerre, promise « juste » et « efficace ».

Les boys ne sont plus des soldats sur un champ de bataille, mais des « experts » partis pour une « mission » simple comme un protocole de mise à feu : « Le but d’un bombardier à long rayon d’action est de rejoindre une cible donnée et de larguer ses bombes sur celle-ci. » Steinbeck ne les prépare pas à mourir, pas même à combattre. Il s’agit de remplir un contrat. Il se garde de mentionner les combats avec les chasseurs de la Luftwaffe, les évasions en parachute, les carlingues en flammes, les crashs en plein champ que les aviateurs anglais connaissent depuis 1939. Leurs cibles seront distantes de plusieurs milliers de pieds. Ils ne verront pas les hommes qu’ils tueront, les corps brûlés, arrachés, démantibulés dont nous parlent les listes de victimes dans les archives. Et les immeubles pulvérisés, les terres retournées, les amas de décombres qui saturent les images prises après 1945 de Hambourg, de Caen ou de Tokyo, mais aussi de quantité de villages et de banlieues plus discrets, eux aussi ravagés par les bombes explosives et incendiaires.

John Steinbeck, Bombes larguées. Histoire d’un équipage de bombardier

D’autres auteurs travaillent pour la communication de guerre, comme Jean Hélion qui témoigne sur les conditions de vie des soldats faits prisonniers. Cependant Steinbeck, qui fête ses quarante ans en 1942, n’a pas l’éthique généreuse, ni la perspicacité du peintre évadé du Stalag auquel le souvenir du front et de la privation a donné une fibre plus humble. Steinbeck ne l’a pas. On ne peut pas lui en vouloir. On peut, en revanche, lui tenir rigueur d’avoir perdu son sens des hommes frappés par l’histoire pour rédiger cette fade et pompeuse ode au militarisme et au nationalisme, entonnant comme un petit chien de garde les airs du Bomber Command, célébrant la production démesurée de l’industrie de l’armement aérien. Il apporte certes un témoignage de première main sur le conditionnement de ces acteurs centraux du conflit. Mais à l’empathie il préfère un enthousiasme béat, une vénération pour l’appareil de fer dans lequel ils s’apprêtent à monter.

Steinbeck veut également convaincre ces jeunots qu’ils n’auront à viser que des sites de production allemands – seule occurrence de la question des effets de leurs opérations. La langue de la propagande tombe à pic, ayant ceci de magique qu’elle simplifie tout, ce que ne relève pas le préfacier James H. Meredith, militaire et professeur à l’Air Force Academy, qui profère des opinions déconcertantes (« même les démocraties ont besoin que leurs gouvernements les poussent en avant pour faire ce qui doit être fait ») et défend benoîtement l’existence d’une « bonne » propagande contre la « mauvaise » incarnée par la cinéaste pronazie Leni Riefenstahl. Cette préface, destinée à un public américain, produit le même type d’approche idéologique que les discours officiels et convenus qu’on peut entendre dans certaines commémorations. Lors d’une cérémonie en hommage aux victimes d’un bombardement près de Paris, j’ai pu ainsi entendre un élu entonner le sempiternel apitoiement compatissant sur les « dommages collatéraux ». C’est là poursuivre un bien inutile débat, qui omet la stratégie de terreur choisie par les concepteurs du Bombing Plan à partir de 1943. C’est aussi occulter un élément plus fondamental, la pénible réalité rendue avec justesse par W. G Sebald dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (Actes Sud, 2004) : « que les victimes de guerre ne sont pas les victimes sacrifiées en chemin au nom d’un objectif, quel qu’il soit, mais, au sens exact du terme, qu’elles sont elles-mêmes l’objectif à atteindre ».

« Ils ne pensaient pas au rôle crucial qu’ils jouaient pour notre nation. Il est même peu probable qu’ils aient été conscients de leur importance », poursuit Steinbeck. Il est également vraisemblable qu’ils n’aient pas non plus pris la mesure – et lui avec eux – de la quantité de civils qu’ils s’apprêtaient à frapper. De considérables réserves de clairvoyance sont nécessaires pour le réaliser alors que prévaut la technique et sa vitesse sur l’ordre des choses. À la suite de Marc Bloch dans L’étrange défaite, Pierre Bergounioux l’a exprimé de magnifique manière dans B17-G (Argol, 2007), description de l’intérieur d’un bombardier en route. L’artiste Bergounioux n’a pas eu besoin de suivre les grognards du ciel pour saisir ce qui leur arrivait et que le propagandiste Steinbeck, qui décrit chaque poste de l’avion comme un emploi à pourvoir, n’arrive pas à percevoir.

John Steinbeck, Bombes larguées. Histoire d’un équipage de bombardier

Des B-29 bombardant Yokohama, en 1945

La dématérialisation induite par la toute-puissance de la technique mène à la déréalisation des effets des opérations aériennes. C’est particulièrement visible lorsque Steinbeck écrit que l’entraînement sur une plateforme recrée les conditions d’un bombardement, en oubliant qu’il n’a aucun effet au sol. Là se trouve l’intérêt de lire Bombs Away à presque quatre-vingts ans de distance et dans la langue parlée sur les lieux de la destruction. Ce texte nous apprend comment, avant même le décollage des B-17, les bombardés ont été sortis de l’histoire au profit des bombardiers. Dès 1942, ils subissent cette double peine déjà écrite. Tués, blessés, endeuillés, ils seront continûment anéantis par un récit dominant ne prenant pas en charge leur passé à la manière de tout autre, leur passé parmi tous les passés. Leur mémoire sera d’autant plus empêchée après la guerre, lorsque, comme l’a observé Sebald, la réalité de l’extermination – et pour la France de la collaboration – ainsi que l’objectif de reconstruction rendront inaudible la voix des bombardés. Cet effacement des bombardés par ce texte, semblable à quantité de témoignages de pilotes ou de leurs petits-enfants parus aux États-Unis, se révèle, malgré lui puisque postérieurement, tout à fait impressionnant. Steinbeck devance ainsi nombre de témoins directs et de commentateurs, y compris historiens, qui regarderont la guerre aérienne depuis les hauteurs du ciel, concentrés sur les géostratégies ou les « raisons » de bombarder, jamais depuis le sol ravagé.

Jusqu’à aujourd’hui, la bibliographie concernant les effets concrets des bombardements demeure bien succincte [2]. Après 1945, il faudra d’autres écrivains que Steinbeck pour saisir l’ensemble des choses vécues par les uns et les autres en quelques années de destruction. Contrairement à la France, l’Allemagne eut sa « littérature des ruines » avec Wolfgang Borchert, Hans Erich Nossack, Heinrich Böll ou, plus récemment, Günther Grass, Alexandre Kluge, W. G. Sebald. En France, ni Sartre, qui a enseigné au Havre, ni Camus, qui comprit l’événement d’Hiroshima, n’en firent un livre. Un collaborationniste, Louis-Ferdinand Céline, raconta sur trois cents pages de répétitions apocalyptiques un bombardement à Montmartre, dans Féerie pour une autre fois. Un résistant, Samuel Beckett, rendit hommage à Saint-Lô dévastée et à son hôpital irlandais dans un bouleversant texte radiophonique, « The capital of the ruins », pressentant avec génie « le sens immémorial d’une conception de l’humanité en ruines ».

En mars 1942, les bombardements débutent en France sur les usines Renault de Boulogne-Billancourt, près de Paris. Steinbeck publie Lune noire, un court roman diffusé par les éditions de Minuit clandestines, qui raconte la résistance d’un village occupé. Il devient en 1943 le correspondant du Herald Tribune of New York en Angleterre [3]. Entre 1942 et 1945, plus de 160 000 soldats américains et britanniques sont tués au cours des opérations aériennes alliées, qui larguent plus de 2 700 000 bombes. Les bilans restent peu précis quant au nombre de victimes au sol. Les chiffres parlent mal des morts.


  1. Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement (traduit par Marie-Ange Guillaume et Cécila Monteux, La Découverte, 2012) et Thomas Hippler, Le gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens (Les Prairies ordinaires, 2014).
  2. Concernant la France on peut conseiller trois livres, bien qu’ils abordent généralement la question d’un point de vue strictement militaire : Eddy Florentin, Quand les Alliés bombardaient la France 1940-1945 (Perrin, 1997) ; Andrew Knapp, Les Français sous les bombes alliées 1940-1945 (Tallandier, 2014) ; Jean-Charles Foucrier, La stratégie de la destruction. Bombardements alliés en France, 1944 (Vendémiaire, 2017).
  3. Ses reportages ont été réunis dans Il était une fois une guerre (La Table Ronde, 2008).

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