Jean Hélion, le peintre du Stalag

En août 1943 paraissait aux États-Unis le livre d’un peintre français qui ne parlait pas de peinture : They Shall Not Have Me, témoignage du caporal Jean Hélion sur son expérience de la captivité en Allemagne, de la défaite de juin 1940 à son évasion en 1942. Une traduction en français d’une partie de son texte avait paru à Alger en 1944. Intégralement traduit pour la première fois, ce témoignage donne une place de mémoire à « l’une des calamités les moins connues de la guerre » : l’emprisonnement et l’exploitation des soldats désarmés, et la honte silencieuse qui les accompagna.


Jean Hélion, Ils ne m’auront pas. Capture, travail forcé, évasion d’un prisonnier français durant la Seconde Guerre mondiale (juin 1940-février 1942). Trad. de l’anglais par Jacqueline Ventadour. Édition préfacée et annotée par Yves Chevrefils Desbiolles. Claire Paulhan, 416 p., 38 €


Son œuvre et sa réputation sont déjà faites lorsque, en janvier 1940, Jean Hélion, l’un des artistes les plus en vue de la peinture non figurative, quitte New York où il vit avec son épouse, Jean Blair. Le caporal veut ardemment participer à la Seconde Guerre mondiale, « peut-être parce que je sentais que je n’avais pas suffisamment bataillé pour l’empêcher d’advenir », expliquera-t-il dans un entretien. Né en 1904 en Normandie, ayant grandi en Picardie, il a dix ans quand la guerre précédente retourne les sols de la région et jette les habitants du Nord sur les routes. Il s’en souvient en assistant à l’exode des civils, à la débâcle puis à la défaite de l’armée française que lui et ses compagnons d’armes présageaient évidemment victorieuse contre la Wehrmacht. « Nous étions invincibles », pensait-il. Et pourtant. Comme Marc Bloch et Claude Simon, il constate l’absurdité de la campagne de France, où l’on rejoue la partie de 14 en bleu, à pied et à cheval. L’aviation allemande mitraille, et, comme l’historien et l’écrivain, le peintre éprouve la grande nouveauté du moment, cette vitesse et cette violence du bombardier qui change tout, « ce monstre qui passait si vite qu’on pouvait à peine le viser ». Le 19 juin 1940, quelque part entre l’Eure-et-Loir et le Loir-et-Cher, le voici interné dans une caserne désaffectée, puis transféré vers les champs de pommes de terre de Poméranie, enfin à bord d’un cargo bananier à quai sur la mer Baltique. L’artiste découvre l’univers des camps de travailleurs forcés. Il devient l’un des 20 405 détenus du Stalag II-B, numéro de prisonnier 87 461.

Confronté à l’effroyable et gigantesque système d’exploitation nazi, où il perçoit bien le rôle essentiel de la main-d’œuvre et de la monnaie d’échange fournies par la masse des captifs, Jean Hélion livre un témoignage précieux sur leurs conditions de vie concrètes, sur leurs interactions avec leurs gardiens et les populations locales, mais encore sur l’évolution de leur sort au rythme de la politique collaborationniste française ou des combats sur le front de l’Est. Des traits de personnalité des officiers allemands aux colis de la Croix-Rouge « envoyés par le maréchal Pétain » et aux carcasses de chevaux remplissant les trous d’obus, le peintre reconstitue tout de mémoire, avec une précision, une consistance et une exhaustivité déconcertantes. Le ton méditatif des débuts laisse place à une fresque particulièrement vivante, où s’expose l’univers clos et structuré du Stalag. L’acteur d’une histoire en cours devient peu à peu un observateur rigoureux de l’espace du camp. Il l’appelle « un enfer, mais toujours règlementaire ».

Jean Hélion, Ils ne m’auront pas. Capture, travail forcé, évasion d’un prisonnier français durant la Seconde Guerre mondiale

Patriote jusqu’au bout des ongles, ulcéré par l’attitude de l’état-major, Jean Hélion n’écrit pas ses souvenirs sans une constante idéologie va-t-en-guerre, au sein de laquelle la rancœur de la défaite se mêle à une sorte d’étonnement devant l’organisation méthodique de ce système concentrationnaire inouï. Lucide – on est en 1943 ! – quant aux effets à long terme de la Première Guerre mondiale, humble lorsqu’il reconnaît ne rien comprendre à ce qui lui arrive (« Tout cela était si confus, si déroutant que je ne savais plus moi-même où j’en étais »), il renoue régulièrement avec le volontarisme bêta du titre de son livre, virant parfois à l’absence totale de jugement  : « Quel bonheur, quelle satisfaction ce serait de voir toute la ville, fumante, un amas de ruines ! », se dit-il au moment des bombardements alliés sur la Poméranie.

Cette tonalité militariste générale est évidemment à replacer dans le contexte de la publication de They Shall Not Have Me, écrit en quelques mois après plus d’un an de privations et d’humiliations quotidiennes. Surtout, l’ouvrage fut publié avec le soutien financier de l’Office of War Information, l’organe chargé à partir de 1942 de l’information et de la communication sur la guerre. Le témoignage de Jean Hélion, parfait personnage du volontaire évadé, revêt dès lors des aspects non négligeables de propagande. Composé alors que la guerre poursuit son cours, c’est-à-dire alors que ni l’auteur ni son lecteur ne savent encore que l’Allemagne la perdra, ce livre est d’abord un livre d’urgence. En plein effort de guerre, il y a urgence à produire une contre-propagande susceptible de maintenir la foi dans la victoire sur un champ de bataille bien lointain. Rien n’est certain, et surtout pas l’affaiblissement de l’Allemagne. Le travail d’observation et de description développé par Jean Hélion est alors, lui aussi, à aborder dans cette perspective : « C’est parce que je suis persuadé du danger que les Nazis représentent, que je m’efforce de les décrire avec précision […] Il se peut, qu’un de ces jours, quelque aspect positif de l’administration nazie, son efficacité pour l’instant ignorée du public ou niée ou décriée, soit magnifiée et ses échecs et ses crimes relativisés ».

Jean Hélion, Ils ne m’auront pas. Capture, travail forcé, évasion d’un prisonnier français durant la Seconde Guerre mondiale

De manière assez inattendue, la singularité de l’expérience de lecture proposée par cette riche édition critique nourrie d’archives ne provient pas uniquement de sa dimension documentaire. En lisant en 2018 ce qu’a écrit Jean Hélion en 1943, on peut d’abord saluer la promptitude avec laquelle un homme que rien n’obligeait à raconter ce qu’il avait vu a entrepris un travail de mémoire pour une partie délaissée des victimes de la guerre, ces victimes difficilement « acceptables », et qui s’acceptèrent difficilement en tant que telles, que sont les soldats faits prisonniers. Plus de soixante-dix ans après sa publication, They Shall Not Have Me n’a plus rien d’un texte d’intervention publique, ni même d’un témoignage « à chaud ». Il apporte dorénavant une pièce manquante à l’histoire, celle qui renferme une histoire minorée, le vécu des captifs. Alors que la distinction entre camps de concentration et camps d’extermination ne fut pas immédiatement faite – même si Jean Hélion souligne l’existence et la particularité des « violences raciales » –, il est désormais difficile de ne pas voir le Stalag en parallèle des chambres à gaz, de ne pas distinguer le matricule du déporté de celui du prisonnier. Cela ne signifie en rien établir une quelconque concurrence entre les mémoires, mais plutôt former une mémoire complétée des souffrances, en spécifiant chacune d’entre elles, en leur donnant un nom et une histoire. Une ombre portée, celle de l’extermination, enveloppe ainsi a posteriori ce livre rédigé dans l’inconscience de ce qui se déroulait en même temps, mais ce que décrit Jean Hélion de la vie au Stalag permet de distinguer cette expérience de la privation de liberté des expériences de la disparition.

Parmi les récits, descriptions et portraits de Jean Hélion, se dégagent parfois certaines phrases qui tendent vers un autre horizon. Il dit la faim, la fatigue, les souffrances du corps, mais aussi la honte de l’humiliation et la culpabilité d’en être sorti vivant – tout ce qui entre difficilement dans l’exercice du témoignage « à chaud », encore moins dans l’opération de communication : « Nous n’étions pas seulement misérables, nous étions ridicules […] Nous ne valions pas la peine d’être tués ». C’est là l’insupportable exprimé par ce livre, la meurtrissure d’un homme qui dit au détour de sa description de la débâcle : « une faille s’est ouverte en moi qui ne se refermera jamais ». Seul, le prisonnier revient tel un héros incompris. Il vient d’un autre monde : « De toute évidence, les civils ne pensaient guère à nous ; ils ne pouvaient imaginer notre situation. Peut-être nous rendaient-ils responsables de la défaite, ou avaient-ils l’impression que toute cette histoire n’était que du théâtre, un faux-semblant, et que la réalité prendrait le dessus avec bonheur un de ces jours, que la vie redeviendrait comme avant. » Seuls ses amis semblent pouvoir le comprendre, ceux qui sont encore au Stalag II-B lorsqu’il écrit et auxquels il dédie le livre – comme pour établir un canal de communication entre le monde extérieur et eux.

Jean Hélion, Ils ne m’auront pas. Capture, travail forcé, évasion d’un prisonnier français durant la Seconde Guerre mondiale

Cette faille, Jean Hélion en sentira les secousses jusque dans sa peinture. Car They Shall Not Have Me est enfin un livre sur la transformation d’un artiste et d’une œuvre par leur temps. L’empreinte de la captivité, de la privation, du dénuement bouleverse son art, dont il modifiera les principes avec résolution. Il ne pourra plus peindre de la même manière. « Je voyais bien que l’abstraction la plus pénétrante ne pouvait plus incarner ce qui me troublait : une violente passion pour la vie, celle qui m’était alors refusée, les rues, les gens, les choses », dit-il dans un entretien en mars 1944, explicitement intitulé « How War Has Made Me Paint ». Jean Hélion quitte alors l’abstrait pour l’art figuratif. Le camp, invisible, sera partout. Dans les tableaux qu’il peint jusqu’à sa mort, en 1987, dans les rues, les gens, les choses qu’il n’a pas pu voir, que certains captifs n’ont jamais revus.

À la Une du n° 54