Lettre ouverte à la bêtise

Erasme s’adressa avec admiration à la folie (moria), Pope à la Dulness, Jean-Paul fit l’éloge de la Dummheit. Mais peut-on écrire à la bêtise ? Faut-il la vouvoyer et garder ses distances, ou la tutoyer familièrement ? Est-elle capable de nous entendre ? Sommes-nous capables de la comprendre ? Pourrait-on même être désaccord avec elle ? Elle, en tous cas, est toujours d’accord avec nous.

Comme pour la plupart des qualités et défauts humains – l’intelligence, la beauté, la patience, la volonté, la sottise, la méchanceté –, la langue française, où le neutre n’existe plus, vous a affublée du genre féminin. Ainsi, pour ma part, je vous vois en grande dame, trop injustement décriée et moquée, alors que vous incarnez l’une des formes les plus subtiles de la connaissance. Les gens superficiels, habitués aux approximations et à la facilité, ont voulu faire de vous un équivalent de la sottise. Quel manque de discernement ! Sans doute n’ont-ils retenu de votre nom que le mot « bête », prêtant à ce vocable, par une sorte de préjugé, un sens dévalorisant, alors que souvent l’animal fait preuve d’une intelligence instinctive qui n’a rien à nous envier. Parmi ces costumes gris et ternes d’une pensée stéréotypée qui se mesure aux éléments de langage, comme on dit, la bêtise dont vous m’habillez me va à ravir et je la reçois comme une sorte de grâce. Elle déjoue en moi le complot qui consiste à se croire trop intelligent et met à mal le principe de certitude qui est la marque indélébile de nombre de nos intellectuels contemporains. Vous avouerai-je que l’intelligence me fatigue ? Faut-il les voir, ces brillants apôtres, venir parader sur les estrades médiatiques et vous asséner des vérités qu’ils croient définitives sur l’économie, la politique, le « sociétal » comme ils disent, alors que le monde a rarement été aussi mal en point. Ceux-là, qui ne doutent jamais, ne connaissent pas la bêtise, ne vous connaissent pas. Ces ignorants vous ignorent. Ils sont loin de se douter que c’est vous qui les tenez à distance, avec une sorte d’indifférence hautaine. Vous les abandonnez à leur pauvre sort. S’ils savaient, ces « spécialistes », que l’intelligence qu’ils revendiquent a, derrière cette luminosité clinquante et artificielle ostentatoirement affichée, une autre face, obscure, qui est la sottise, avec laquelle il ne faut surtout pas vous confondre !

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Mais laissons là ces moulins à prières de la pensée unique. C’est à vous maintenant, chère Bêtise, que je veux consacrer toute mon attention. Vous m’avez si souvent alerté quand l’intelligence, que je viens de dénoncer, cherchait à me séduire et y parvenait parfois, me dictant ces discours bien rodés et bien huilés comme des mécaniques à vide ou des machines à faire du vent. Vous m’avez pris en flagrant délit d’imposture et avez mis à mal ma croyance en la vérité, m’initiant ainsi à une autre forme d’intelligence : l’intelligence de la bêtise, bien différente de la sottise de l’intelligence. C’est en effet quand l’intelligence prend un petit air de bêtise, un petit air à vous, et perd son arrogance, celle du sot, qu’elle devient vraiment intelligence, du moins l’intelligence que nous aimons, avec son humilité, avec ses failles, ses embûches, ses lapsus et ses tâtonnements qui nous remettent en question et relancent le voyage dans de nouvelles directions. Il est étrange que votre nom, que le mot « bêtise » reste une qualité et ne désigne aucune personne. On peut dire un sot, un fat, un imbécile, un crétin, mais un « bête », cela n’existe pas. Par votre vocable, vous avez l’élégance de nous qualifier, d’apporter une coloration par l’adjectif : « il est bête », ou par le nom : « il est d’une bêtise », mais vous ne cherchez pas à vous identifier à nous, à vous substituer à nous. Vous êtes vous et je suis moi. J’aime cette complicité dans la différence. La sottise fait inévitablement de vous un sot, mais la bêtise, elle, ne vous transforme pas : elle vous accompagne et vous tient en alerte. Je vous dois, chère Bêtise, des moments ineffables et inoubliables qu’aucun mot ne peut décrire, des moments inaccessibles à l’intelligence, d’une profondeur infinie. Des instants de bonheur absolu. Comme je plains ceux qui ne vous connaissent pas ou, pire, qui ne vous considèrent qu’avec condescendance ou mépris. Je ne suis pas loin de penser que la « docte ignorance » de Nicolas de Cues a été une manière savante, au XVe siècle, de vous rendre hommage. Et Paul Valéry n’écrivait-il pas, dans Tel quel : « L’esprit, me disait un homme d’esprit, ce n’est que la bêtise en mouvement ; et le génie, c’est la bêtise en fureur » ? Mes hommages, Madame.

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