Une enfance dans la guerre d’Indochine

Les deux citations en exergue nous indiquent d’emblée les motifs qui sous-tendent le propos de Judith Brouste : « Nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce qu’on a fait de nous » (Jean-Paul Sartre) ; « La guerre et le courage ont fait de plus grandes choses que l’amour du prochain » (Friedrich Nietzsche).


Judith Brouste, L’enfance future. Gallimard, 160 p., 15 €


Conquérir son identité et livrer une guerre sans merci pour y parvenir sont en effet les sujets d’un livre qui emprunte à la biographie mais dont la construction est bien celle d’un roman : montage savant, ruptures, ellipses ; récits à plusieurs voix ; époques et lieux changeants. Nous entrons dans le texte de Judith Brouste à tâtons. Et d’ailleurs il fait nuit : « Au soir du 13 octobre, j’entrouvre la porte de sa chambre. » Le père, Tissègre, vient de mourir. La narratrice va remonter le temps à l’aide du journal qu’il écrivait pour elle, de sa propre mémoire, et de celle, collective, de la guerre coloniale, puisqu’elle naît au début de la guerre d’Indochine.

Mais déjà le lecteur est déstabilisé. Le père, dans son journal, n’écrit pas tout à fait en son nom, ou plutôt il se met à distance, il n’est pas je, il est papa, un mot qui pour l’auteure a quelque chose d’obscène tant il lui paraît loin de ce qu’était ce père, « séducteur jamais séduit » à « l’implacable sévérité ». Le récit de « l’archéologie de l’origine », nourri, accompagné et encadré par « l’obsession des dates », commence. Sans pour autant en épouser la succession chronologique.

Judith Brouste, L’enfance future

Saïgon, en 1954

Tenter d’entendre et de comprendre, tel est depuis toujours le désir de l’auteure ou de la narratrice, les deux se confondant. Si le père qui écrit le journal se dédouble en papa, la fille, elle, se dédouble en personnage créé par lui, né à la fois de son récit et de la scène primordiale qu’elle surprend certains soirs où son père guette sa mère en train de faire sa toilette. Et se branlant.

Roman-reflet. On épie soi et l’autre, on surprend et regarde pour tenter de comprendre à travers temps et lieux mouvants. Tantôt on est en 1948 et les années suivantes, semble-t-il à Hanoï, tantôt à Cannes où meurt le père, tantôt à Saint-Médard-en-Jalles où naît la narratrice. Dans l’une des maisons, il y a des miroirs qui reflètent le passé colonial de Tissègre : « sabres chinois, masques africains, poignards maures ciselés d’argent ». Car le père a aussi exercé en Afrique et au Moyen-Orient, quand la guerre se déclare en Syrie.

Judith Brouste, L’enfance future

Judith Brouste © Catherine Hélie

Catherine, la petite fille de Tissègre et Maria, est constamment malade. Le journal de son père n’en finit pas d’énumérer ses maux : bronchites, crises nerveuses, vomissements et bégaiements. L’enfant pousse des cris, est distraite à l’école où elle ne progresse pas, et paraît vivre dans la terreur. Que son père accentue jusqu’au drame quand il en vient à la frapper. Elle prend d’instinct parti pour ceux qui, dans la jungle, « volontaires de la mort… se battent pour être libres » et désapprouve son père qui pense que le Vietminh est à la solde de Mao. « Dissimulés, inatteignables, ils frappent par surprise, posent des mines sur les chemins, comme de redoutables Petits Poucet. Je les admire… », avoue la narratrice à travers Catherine, éprise des histoires au-dessus de son âge, que lui lit chaque soir son père, pour l’endormir. C’est ainsi qu’elle s’attache à l’étudiant de Crime et châtiment, Raskolnikov, qui à la fois la terrifie et lui paraît proche d’elle : c’est un paria, un être à part.

La chronique de la guerre et de la politique, est rappelée ou racontée lors de conversations entre Tissègre et Escudier, un ami de toujours, officier comme lui. Ils évoquent le Vietminh, la naissance du pouvoir de Mao et du combat qu’il va mener avec l’aide de Giap, jusqu’à la chute de Diên Biên Phu. L’un, Tissègre, pro‑français et quasi pétainiste, l’autre ambigu, anticolonialiste, peut-être agent secret. Mais tous deux stigmatisent Saïgon, ville corrompue, et le trafic des piastres par la Banque d’Indochine ; les fausses nouvelles ourdies dans les salons du grand hôtel Continental, reprises et diffusées par la presse parisienne, qui, au lieu d’informer les citoyens français, les détourne d’un pays éloigné, étranger. Quant aux Français qui y séjournent, s’ils chérissent le pays, ils ne lui font pas moins la guerre. On connaît le principe : qui aime bien châtie bien. Comme Tissègre avec sa fille.

Judith Brouste, L’enfance future

Chacun se sent coupable. « Serai-je capable de suivre l’être que j’aime jusque dans la mort ? », se demande la narratrice qui se reproche d’avoir abandonné son père ; comme l’État français abandonne son armée en Asie du Sud‑Est ; comme Maria la mère laisse battre sa fille ; comme l’ami Escudier est traître à son pays ; et comme le père, Tissègre, se raidit un peu trop pour conserver les objectifs qu’il s’est fixés relativement à sa fille et à son pays. « Tissègre, Escudier, figures indissociables d’un monde hasardeux où il est impossible de discerner les assassins des victimes. »

L’écrivain, un voyeur, de lui-même et des autres ? En tout cas, un voyant lorsqu’il a du talent, qu’il est un peu poète, capable d’interpréter ce qui a précédé, le temps d’avant que ça commence. Pour l’enfant du roman, « l’ange de l’Annonciation est celui de la guerre ». Quant à ceux qui, comme elle, ont connu dans l’enfance l’Indochine d’alors, ce livre est leur histoire, il raconte leur terreur et l’épopée sanglante où les amis sont ennemis, la vérité indéchiffrable, loin d’une France indifférente à leur malheur comme aux souffrances d’un peuple qui a su de tout temps combattre l’oppression.

« Ce sont des rivières

Nos vies

Qui descendent vers la mer de la mort.

Là s’en vont les seigneuries ».

On peut voir, dans ces vers de Jorge Manrique extraits de Stances sur la mort de son père et cités par Judith Brouste dans son dernier exergue, comme un hommage et un adieu à ce père qui l’a fait tant souffrir. Manière de rappeler l’ambiguïté des sentiments et la force des liens dont on s’est libéré… pas tout à fait peut-être.

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