D’une littérature Kangourou

Dans mon album végétal, Cahier Kangourou est en bonne place. Le titre désoriente, à la manière du Terrier de Kafka. Nid fallacieux, polysémique, il nomme l’animal – sa maternité externalisée dans la poche. Le « cahier kangourou » est une boutade : mot-débarras, déposé dans la boîte à idées de l’entreprise, jeu de matriochkas en cahiers, gros les uns des autres, textes enceints. Mais Kôbô Abé congédie la bête pour la plante. Au cœur de la métropole, un homme qui est n’importe qui fait l’épreuve de n’importe quoi. Affecté de prolifération saugrenue. Végétalisé pour moitié de manière incompréhensible, non pas métamorphose digne d’Adonis, de Daphné ou de Narcisse, mais attaque en dessous de la ceinture – c’est aux mollets que vient mordre dru le « poil » d’une nature d’autant plus inquiétante et défamiliarisante qu’il n’est pas d’espèce inconnue. Et comestible, ce qui n’enlève rien ! La pousse ? Le Kaiwaredaikon, « alfalfa » de radis blanc. Ce n’est pas l’arbre altier : les botaniques des Rivalonde, les fruitiers des paysans qui tenaient tous perché [rampante] le Baron de Calvino sa vie durant. Pas les floraisons bouleversantes, résistantes, herbes mineures jaillies d’un français langue étrangère des Herbiers de Manuela Draeger.

Kôbô Abé, Cahier Kangourou

Kôbô Abé (1954)

Et si révolte perdue d’avance il y a, et colère rentrée contre la ville muée en centre de traitement (entendre : de torture), on est loin de la sédition végétale des « ruines-de-Rome » et de leur énoncé d’un projet utopique. Non. Juste la rude prose de Kôbô Abé où la démangeaison la plus minime amène le dérangement le plus tenace du narrateur et de la narration tout ensemble. Localisée à un seul individu, la propagation n’est pas affaire de santé publique. La vision se dégrade, incurable. Jusqu’où peut-on vivre (entendre : mourir) ? La lecture se fait diplopie, une diplopie où la réalité serait à la fois regardée par les yeux d’un homme qui meurt sans doute irrémédiablement et d’une plante qui saisit le langage pour croître indéfiniment. Scrutée en fait depuis l’aberration, l’agonie et l’instabilité radicale d’un narrateur, autotrophe et autosuffisant, masochiste et sadique, potager ravageur et champ de bataille horrifié de ce que la plante prend le dessus sur sa part humaine.

Kôbô Abé, Cahier Kangourou

Les logiques défient, défaillent.

De quoi Cahier Kangourou est-il la fable ?

De quelque chose qui couve. Là. À la surface du texte. Le tissu se propage, paranoïaque, jusqu’à sa taille, finale.

Or elle ne résout rien. Le texte continue en nous, monstrueux.


Kôbô Abé, Cahier Kangourou. Trad. du japonais par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura. Gallimard, coll. « L’Imaginaire » (n° 480), 210 p., 7,80 €

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