Vivre au milieu des ruines

Deux fleuves traversent Au cœur des ténèbres. Le narrateur, Marlow, appelle le premier « le vieux fleuve » : c’est la Tamise, où il commence son voyage et raconte son histoire. Le deuxième, « le grand fleuve », est le Congo. On sait que, comme Marlow, Josef Korzeniowski alias Conrad, après un voyage d’un mois depuis Bordeaux, arriva le 13 juin 1890 à l’embouchure du grand fleuve. Elle se trouve à un étrange endroit au nom grotesque, nommé la pointe de Banana.

Banana constitue une extrémité, un point de limite et de rencontre. Ici, eaux douces et eaux salées, l’Atlantique et le Congo, se croisent, se mêlent. À la jonction de l’eau et de la terre, la région rassemble aussi les frontières de trois pays, autrefois réunis dans le royaume Kongo. Il n’y a que la ceinture des mangroves, chaque jour diminuée par les coupeurs de bois, pour protéger le rivage de leur déferlement commun. Avant cela, de nombreux arbres ont été coupés pour construire les premiers postes de la colonisation portugaise, puis belge.

Joseph Conrad

© Jean-Philippe Stassen

Au XVe siècle, les Portugais s’arrêtèrent devant les rapides du Congo et restèrent sur la côte de l’actuel Angola. L’embouchure du grand fleuve devint un comptoir aux esclaves, achetés et déportés en Amérique. Quatre cents ans plus tard, le roi belge Léopold II alla plus loin. C’est aussi à Banana, passage obligé, qu’il ouvrit la porte de l’État indépendant du Congo à la recherche de caoutchouc et d’ivoire ; à Banana encore que les missionnaires, militaires, commerçants, administrateurs et explorateurs du Congo belge entrèrent dans une contrée grande comme l’Europe. De cette époque blanche, il reste des bunkers perdus dans la végétation, et une base navale occupée par des marins sans bateaux, vaste ensemble de baraquements délabrés où des militaires vivent avec leurs familles. Les derniers arbres regardent les plateformes pétrolières qui scintillent, les porte-conteneurs qui passent à l’horizon.

Comme tant d’endroits du Congo, Banana a l’aspect d’une ruine. Chaque ville du pays peut donner cette étrange impression de majesté et d’abandon. Les gares et les ports ne reçoivent guère de voyageurs, mais des employés y tiennent toujours le guichet. Les centrales électriques fonctionnent au ralenti. Les façades, les statues, les ronds-points, s’éliment. Les installations industrielles rouillent. Les maisons coloniales s’écroulent dans l’humidité.

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres et autres écrits

Conrad-Marlow arrivait déjà, à la fin du XIXe siècle, dans un monde en ruine, mais ce n’était pas le même. Outre l’épave sur laquelle navigue le narrateur, la thématique n’est pas absente d’Au cœur des ténèbres. Après son départ du poste de Boma, Marlow traverse des villages déserts, qui lui rappellent d’abord la campagne anglaise. L’accablement succède à l’amusement : « Mais ici, les habitations aussi avaient disparu. Je traversai cependant plusieurs villages abandonnés. Il y a quelque chose de pathétiquement puéril dans des murs d’herbe sèche en ruine. »

Ce motif pourrait même constituer l’un des arrière-plans centraux du récit, tant il semble que Conrad ait mesuré, une fois arrivé à bon port, la distance qui le séparait de « l’Afrique » qu’il rêvait sur les cartes et les mappemondes. En remontant le grand fleuve, Marlow parcourt, avec une attention d’enquêteur et un recueillement de pèlerin, un champ de ruines, une scène de dévastation : le monde détruit par l’exploitation coloniale, dont quelques traces subsistent. Et ce dès le voyage qui précède l’arrivée à l’embouchure, qui longe l’ancienne route des esclaves. Combien d’hommes et de femmes ont-ils été vendus au Congo ? Combien ont péri de l’autre côté de l’océan ? Combien d’enfants auraient pu naître en Afrique ? Tout le texte paraît hanté, perturbé par ce que Conrad-Marlow sait avoir existé, et qui a déjà disparu. Ce manque est d’autant plus criant, hurlant pourrait-on dire, que le récit le montre peu. Dissimulé dans le texte, le monde précolonial a été bouleversé, relégué, saccagé par la violence coloniale. Ses derniers représentants sont des squelettes enchaînés pour construire un chemin de fer. Les chefs se sont associés à Kurtz pour chasser les éléphants, le pouvoir de la forêt. Traqué, leur vieux monde se cache le long du grand fleuve, au cœur de la forêt, qui ressemble à un masque, dit Marlow, muette et peuplée d’ancêtres. « La terre paraissait un autre monde », dit-il en regardant les arbres.

L’ivoire, inévitable à travers tout le roman, vient aussi rappeler le sort réservé au monde ancien. Dans l’auditoire de Marlow, à Londres, le Comptable sort une boîte de dominos. Les bandes de malfrats qui accourent au Congo à la fin du XIXe siècle ne parlent que de cela : « Le mot ‟ivoire” était dans l’air, se murmurait, se soupirait. On aurait dit qu’ils lui adressaient leurs prières. » Tout le pays est jonché de cadavres d’éléphants : « On aurait dit qu’il ne restait pas une seule défense d’éléphant au-dessus ou au-dessous du niveau du sol dans toute la contrée ». Et Kurtz lui-même, au « visage d’ivoire », fait à Marlow l’effet d’une « figuration animée de la mort, sculptée dans un vieil ivoire ». Tuer des hommes et des éléphants pour jouer aux dominos : voilà ce dont Conrad-Marlow a été le témoin.

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres et autres écrits

Le vapeur Roi des Belges sur le fleuve Congo, en 1889

Il y a sans doute une erreur à penser que Conrad a écrit Au cœur des ténèbres dans le but de dénoncer les abominations coloniales ; ce serait croire que Melville a écrit Moby Dick pour dénoncer celles de la chasse à la baleine. Mais la force, le courage du texte viennent aussi de ce fait : sans esprit de culpabilité, avec une lucidité sur l’histoire et sur son époque que peu de ses contemporains ont eue, l’écrivain se sait du côté des prédateurs. « L’horreur » hurlée par Kurtz au moment de mourir remplit déjà sa bouche. Conrad sait le commerce des hommes et ce qu’il en reste. Dans le chapitre des Anneaux de Saturne qu’il consacre à Conrad et à Roger Casement, le consul britannique qui dénonça les abominations du colonialisme belge, W. G. Sebald, autre connaisseur des ruines, rappelle ce que faisait Conrad marin avant son voyage au Congo : « À l’aller, on transporte des armes, des machines à vapeur, de la poudre et des munitions. Au retour, la cargaison est constituée de tonnes de sucre et de bois en provenance de la forêt tropicale. » Employé par la Société anonyme pour le commerce du Haut-Congo, Conrad est encore une fois au cœur de notre histoire d’exploitation et d’élimination. Arrivé à Stanley Falls (l’actuelle Kisangani) le 1er août 1880, il repartira en avril à Léopoldville (Kinshasa) et rentrera en Europe, malade, au mois de janvier. Par la suite, Conrad ne reprendra la mer que deux fois, pour l’Australie et pour le Canada. Ce sera tout, et cela sonne comme un renoncement dégoûté. En 1894, la fin de sa carrière maritime, à trente-sept ans, ouvre sa carrière littéraire. Le Congo a eu raison du voyage. Amputations, exécutions, emprisonnements, famines : le massacre à l’échelle industrielle, attesté par Marlow-Conrad au Congo, présage le XXe siècle, et nous en sommes les héritiers.

Cent-vingt-sept ans après l’arrivée de Conrad à Banana, Au cœur des ténèbres m’accompagne dans différents points du Congo. Cela pourrait me rapprocher de 1890, me faire voir mieux. Ce serait tellement simple d’accéder à l’origine du texte par le simple fait de se trouver où il est né. Mais c’est l’inverse qui se passe : lire Au cœur des ténèbres au Congo, c’est mesurer la distance qui nous en sépare. Le monde de Conrad, de Marlow et de Kurtz, le mien, celui du capitalisme industriel européen, est désormais en ruine lui aussi. Ou plutôt, le Congo nous montre qu’il tombe en ruine. La forêt a disparu devant la surexploitation des terres. Le fleuve est bouché de déchets. Les lacs maigrissent. Après les sols, les sous-sols sont troués par la chasse aux minerais. L’État, hérité de l’administration coloniale, est devenu un consortium d’intérêts privés, usant de la violence pour se préserver. Au capitalisme industriel colonial a succédé un capitalisme financier mondial qui a trouvé au Congo un terrain de prédilection pour exploiter sans foi ni loi.

Comme tous les décombres, les ruines du Congo constituent un mélange inextricable. Elles mêlent le vieux monde au nouveau, les fantômes de 1890 aux proies de l’exploitation actuelle, le fond et la cime des âges. Le Congo est une étrange condensation d’héritages à l’origine diamétralement disjoints, où une étonnante et exceptionnelle vie sociale s’est adaptée aux ruines des mondes anciens. Le même homme chantera son amour de Dieu dans une église évangéliste et saluera le même jour la terre de ses ancêtres. Il vivra dans une ville de dix millions d’habitants, mais dira qu’il est originaire de la forêt. « J’avais d’immenses projets », dit Kurtz à la fin de sa vie. Son admirateur, à qui parle Marlow, dit quant à lui : « On ne peut pas juger M. Kurtz comme on jugerait un homme ordinaire ». Comment juger ceux qui eurent pour projet les ruines ?


Retrouvez notre dossier consacré à Joseph Conrad en suivant ce lien.

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