Les guerrières d’Eka Kurniawan

Dans son poème « Contrevenir », René Char écrit : « Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. / Nous restons gens d’inclémence. » L’univers d’Eka Kurniawan fait irrésistiblement penser à ces mots énigmatiques. Les fantômes, les esprits, les dieux combattus par des démons, les femmes fatales qui inspirent un amour fou et sèment la mort, les soldats dont la violence n’a d’égale que l’immaturité, peuplent les terres désolées que ce jeune romancier paraît arpenter avec l’assurance d’un maître conteur doté de la puissance visionnaire d’un écrivain apparemment nourri de ce que Les Mille et Une Nuits offrent à la fois de plus magique et de plus horrifiant, nourri aussi de ce qu’il connaît de l’œuvre de Pramoedya Ananta Toer, cette grande figure des lettres indonésiennes disparue en 2006, mais surtout de ce qu’il sait de l’histoire de son pays du temps où celui-ci était une colonie néerlandaise, jusqu’aux années 1960 où, sous la dictature de Suharto, les militants communistes étaient pourchassés et exterminés.


Eka Kurniawan, Les belles de Halimunda. Trad. de l’indonésien par Étienne Naveau. Sabine Wespieser, 652 p., 27 €


Les « gens d’inclémence » d’Eka Kurniawan, on les dirait sortis d’une certaine littérature gothique où l’on trouverait à la fois la trace de superstitions immémoriales, d’une certaine épouvante sadienne et de l’héritage des histoires de brigands et de princesses d’Asie. Le premier livre de lui qui a été traduit en français, L’homme-tigre, était en fait son deuxième roman. Cette histoire d’un meurtre où le coupable assure qu’il a un tigre dans son corps, tigre féroce qui l’a poussé à passer à l’acte, était assez frappante pour que le lecteur, même s’il avait quelques réticences, s’empare avec une certaine avidité des Belles de Halimunda, dont la traduction vient de paraître, et qui se trouve donc être le tout premier roman d’Eka Kurniawan, écrit en 2002, alors qu’il avait vingt-sept ans.

Celui qui pénètre dans le monde tumultueux d’Eka Kurniawan doit accepter que le surnaturel y côtoie un naturalisme qui n’est parfois pas sans crudité. Il doit accepter aussi de suspendre tout jugement moral et savoir que « contrevenir » est le mot fondamental définissant presque tous les personnages, tous ces êtres qui, victimes d’un sort d’une cruauté sans pareille, ne trouvent une issue qu’en mettant à bas la règle, qu’en piétinant la norme.

La grande prêtresse des désordres amoureux et des perversions sexuelles dans Les belles de Halimunda se nomme Dewi Ayu, la prostituée la plus prisée de cette Babylone qu’est la ville imaginaire de Halimunda. Sa beauté a fait son malheur. Elle, la métisse, et les quatre filles qu’elle aura de quatre amants différents provoqueront des désastres dans cette ville, où prodiges, catastrophes, vengeances, tueries, assassinats, émeutes, massacres, se succéderont en produisant des ravages et en causant la mort d’hommes dont il est impossible de soutenir qu’ils sont innocents.

Chez Eka Kurniawan, le lecteur peut se pencher sur la description, très réaliste, d’un camp japonais pendant la Seconde Guerre mondiale où l’armée nipponne a remplacé les colons venus de Hollande, ou sur la description, d’une précision propre à faire courir un frisson le long de l’échine, d’une maison close, où les prisonnières de guerre, envoyées d’un camp, deviennent des « femmes de réconfort », les unes essayant de s’enfuir, les autres sombrant presque dans la folie.

Eka Kurniawan, Les belles de Halimunda

« Pasiphae », de Jackson Pollock (1943)

Chez Eka Kurniawan, la maison close s’appelle « Aimer à en mourir », les héros des histoires d’amour finissent suicidés ou déments. Ils vivent en se berçant de légendes où le destin de mystérieuses princesses se conclut par un mariage avec un chien, ils cherchent la femme qui leur donnera du plaisir, des frissons d’outre-vie, mais tout se termine dans des noces de sang, et l’on se demande dans quel camp l’immoralité a élu demeure : chez les prostituées ou chez ces défenseurs de l’ordre que sont les militaires de tous bords. Les mariages cachent des secrets inavouables, sont le résultat de perpétuels marchandages, les alcôves retentissent des cris des femmes violées, ou de ricanements d’épouses qui ont commandé à des sorciers des « vêtements anti-terreur », des ceintures de chasteté qu’il n’est possible d’ouvrir qu’au moyen d’un mantra.

Chez Eka Kurniawan, les fantômes ne laissent pas les vivants en paix. Les communistes massacrés en 1965 par l’armée de Suharto reviennent hanter les rives qu’ils ont quittées malgré eux. Ces spectres planant dans un « paysage de brume » (telle est la signification du nom de la ville imaginaire de Halimunda) rendent fous ceux qui ont commis naguère des exactions.

Dewi Ayu, la fameuse courtisane, et ses quatre filles, maudites, se retournent contre le monde. Elles ne veulent ni plier ni se rompre. Elles agissent en guerrières, bien que tout conspire à les broyer. Elles sont de la race des insurgées, des briseuses de carcans, mais il n’est pas dit qu’elles réussiront, en contrevenant, à échapper à la toute-puissance de la loi. En faisant appel à leur volonté de femmes tourmentées, vaincues, elles s’opposent aux puissances démoniaques qui tentent de les passer au laminoir. Dans l’univers tragique d’Eka Kurniawan, ce ne sont pas ces intrépides qui l’emportent, mais les forces obscures, conduisant au meurtre, au suicide, à la folie. Et même quand la belle prostituée se lève de son tombeau, il n’y a plus qu’à craindre le pire.

Les pages des Belles de Halimunda sont pleines de poison. Tout y laisse un goût âcre, comme si l’irréel mêlé au « réel dévasté », pour employer une autre expression de René Char, donnait naissance à une rhapsodie en noir qui apporte la révélation d’un talent où le monstrueux côtoie sans cesse le merveilleux.

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