Almería, ville sans limite

Aux portes du désert, entre la Plaza del Sordo, la calle de la Caridad, l’Alcubilla, l’Alcazaba, le narrateur vagabonde dans les ruelles d’Almería. Il tente alors de retrouver son enfance, « aussi lourde à porter qu’autrefois », son frère Rodrigo, ses amours, ses amis, madame Issambra… Olivier Dubouclez fait résonner dans son premier roman les paysages brûlants de l’enfance avec les corps et les voix de lieux et de temps souterrains.


Olivier Dubouclez, Almería. Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 263 p., 20 €


Entre les ruelles andalouses vides le jour et envahies à la tombée de la nuit, devant les vieillards assoiffés à jamais installés sur les places de la ville, au beau milieu des courses nocturnes et des cris des enfants, dans cette ville sans limite, entre mer et désert, le passé de Rodrigo et de son frère émerge pour se dissoudre presque aussitôt. À mesure qu’ils grandissent et qu’ils s’éloignent l’un de l’autre, leur enfance s’amenuise, tombe « comme une peau morte » tandis que leur adolescence persiste et insiste, empêchant « qu’on oublie ce qu’elle a eu de flou et de sauvage ». Saisir, par les paysages et les lieux, l’ambivalence de la disparition de ce temps passé-présent, dire, par les corps, la douleur de cette peau morte qui ne tombe jamais tout à fait : Olivier Dubouclez y réussit sans conteste.

La construction du roman autour de trois grands lieux, la Plaza del Sordo, le Lycée noir et la calle Noya, souligne l’entremêlement des corps et des paysages. Comme pour mieux la dire et ne pas la laisser s’enfuir avec le temps, le narrateur fait corps avec la ville dans laquelle il dessine sa propre topographie, entre l’Instituto San Vincente, le lycée, sa chambre, la maison de madame Issambra, la librairie du vieux Gillejón, puis la calle Noya, rue magique vers le désert sans limite, rue mouvante de course folle vers l’ailleurs. Cette fusion du corps et de l’espace qui témoigne de l’accroche intime du narrateur à son passé transparaît avec vigueur et émotion dans les « vueltas » éphémères avec son frère, sur sa moto au carénage rouge, à la poursuite du désert : « Assis sur le siège arrière, je me collais à Rodrigo. Je l’étreignais de toutes mes forces et buvais l’air tourbillonné par la vitesse qui se mélangeait à mes cheveux […]. Nous allions de biais, lancés dans l’ombre des immeubles, et, au moins pendant ces quelques kilomètres […], je me sentais uni à mon frère ».

Ces échappées belles qui s’amenuisent peu à peu, Olivier Dubouclez les décrit dans toute leur puissance et leur fragilité. On y perçoit à chaque fois la ferveur ténue d’une relation fraternelle rarement aussi bien décrite dans la littérature contemporaine et qui, associée à la beauté fugitive du paysage, à sa force physique souterraine, s’anime d’un véritable souffle poétique : « Alcazaba. / Alcubilla. / Almería. / Me voici aux portes du désert. Le ciel immobile à peine froissé de nuages. Tout est poudre. Tout volette et se disperse entre mes mains affolées. »

C’est alors le battement du « cœur incrusté dans [la] terre du Sud de l’Espagne » que le narrateur parvient à nous faire sentir, faisant du paysage un corps fragile à part entière : « Je le sens là, au-dessous de moi, qui se contracte et, dans un spasme, expulse tout le contenu de ses réserves de sang jusqu’aux confins du territoire – en direction de Gijón et Vigo, à l’ouest aussi, vers Badajoz ou, plus au sud, jusqu’aux marais salants d’Isla Cristina ». Cette région, comparée par sa sécheresse à une mue de vipère, apparaît dans toute sa dimension charnelle, à l’image de la langue même d’Olivier Dubouclez, contractile, ample et retenue à la fois. Ainsi, les longues phrases lyriques alternent avec des évocations oniriques produites parfois par la seule énumération de noms de lieux, où l’on entend l’espagnol mêlé au souvenir de l’arabe, où résonne dans les diérèses, les [a] et les [l] le souffle du vent, où l’on voit et l’on imagine le bleu du ciel : « Almadraba./ Alhamilla./ Almería. » La langue « athlétique » se meut, entre poésie et récit, et parvient, dans ses silences, les blancs typographiques qu’elle réserve régulièrement sur les pages à la fin comme au milieu des chapitres, à maintenir une forme de suspense narratif.

Olivier Dubouclez, Almería

Olivier Dubouclez

Le narrateur ne dit pas tout et c’est là aussi que réside la puissance de son récit. La mort de sa grand-mère tant aimée provoque en lui des rêves si vifs et précis qu’ils prennent peu à peu la forme d’hallucinations. On sent, à travers la description de ces moments de dépossession de soi et de désorientation, une persistance infernale, et pourtant le narrateur n’en livre aucune explication, aucune morale. Les phrases : « Quelque chose dure et en même temps quelque chose disparaît. Cela finit toujours de cette façon-là, exactement comme tout a commencé » viennent avec légèreté clore un moment de déroute corporelle et de déséquilibre psychique dont le narrateur maintient toute l’étrangeté.

Olivier Dubouclez laisse ses phrases, ses paragraphes et son roman respirer. Il y souffle un vent brûlant, empreint des effusions d’une terre foulée par les chevaux des westerns, où le désir du narrateur pour les corps des filles qu’il rencontre dans son adolescence peut se déployer comme nulle part ailleurs, à l’image de celui de Cressina : « Au fur et à mesure que je l’embrasse, je trouve sur son ventre des efflorescences salées, presque piquantes. Sa peau se charge d’amertume, elle craquelle sous ma bouche. Je gagne alors le creux de ses aisselles. C’est une mer intérieure, sous des vents détraqués ». Le désir s’y libère, rêvé ou réel – on ne sait jamais exactement –, toujours inachevé et vivant.

Cet inachèvement courageux et cet « insupportable goût d’échec » que le narrateur dit ressentir à propos de son frère créent un trouble qui donne à cette Almería spasmodique une vitalité saisissante, où l’on comprend l’usage du conditionnel : « J’aurais voulu écrire la suite de cette promenade au désert. Inventer les chapitres et les dialogues qui manquaient. Trouver pour ce curieux western un héros, une mise en scène, un destin à la ligne pure ». Où, s’inscrivant ainsi dans une histoire jamais terminée du roman français, on entend aussi quelque chose de cette voix de Frédéric Moreau qui regrette « le défaut de ligne droite ». C’est là sans doute aussi qu’Almería puise toute son originalité, révélant la « triste persistance de ce qui n’avait jamais eu lieu », l’insistance des vides et des absences, d’un passé invisible.

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