Une écriture de l’envol

À 26 ans, Jean-François Roseau publie son second roman, La Chute d’Icare, à l’écriture vive, encore en quête de son centre, mais passionnée par ses objets. L’histoire fabuleuse d’Albert Preziosi, pilote de guerre corse et prétendu père du colonel Kadhafi, en est le cadre.


Jean-François Roseau, La Chute d’Icare. Éditions De Fallois, 342 p., 20 €


Le second roman de Jean-François Roseau est habité par le rêve du ciel héroïque comme le premier l’était par son envers, le sombre désespoir boueux des tranchées. Au plus fort de la bataille, paru chez Pierre-Guillaume de Roux en 2014, retraçait le destin cassé d’un poilu parisien. La Chute d’Icare conserve nombre de traits essentiels du roman précédent, classicisme romanesque, goût de la peinture sociale, attrait pour les figures historiques et les jeux de la politique. Mais l’auteur les transporte cette fois dans le monde de l’épopée pour nous conter la fabuleuse histoire d’Albert Preziosi, pilote de guerre aux actions étincelantes. De la Corse natale aux neiges sibériennes en passant par les déserts de Libye et par les collines britanniques, le narrateur déroule le fil de la légende Preziosi, père putatif de Mouammar Kadhafi et as de l’aviation. Une célébration de l’envol que galvanisent l’éclat de la jeunesse en guerre et la passion rêveuse propre aux fables de l’enfance.

À mi-chemin entre la fresque sociale et historique empruntant au Balzac du Colonel Chabert et l’épopée légendaire aux accents gaulliens, Jean-François Roseau s’efforce de tenir la tension délicate entre narration classique et souffle épique. S’attardant avec bonheur sur des figures secondaires dont il trace les contours en quelques phrases incisives, l’auteur fait montre d’une aisance classiciste jouissive. Le versant épique, en revanche, ne produit pas toujours les effets escomptés. Particulièrement enclin à la célébration ou au commentaire philosophique, le narrateur reste ambigu quant à la valeur de l’épopée de Preziosi, hésitant à la voir à la manière du Icare de Brueghel, chutant dans l’indifférence, ou à la manière de Matisse, étoile parmi les étoiles, dont le tableau orne la couverture. Le résultat donne toutefois lieu à une expérience de lecture alerte et vive sur un monde fait d’aventurisme frivole, d’engagement décisif et de hasards historiques.

C’est donc bien le goût de l’auteur pour les méandres de l’histoire « avec sa grande hache », aurait dit Perec, qui s’affirme en gagnant en structure et en charpente. Le récit est conduit par l’entrecroisement de l’histoire retrouvée de Preziosi et quelques éléments plus ou moins avérés de la vie du Guide libyen que de nombreux témoins font passer pour le fils du pilote corse. Sur les broderies diverses de cette fable, le langage aux teintes hussardes de Jean-François Roseau privilégie systématiquement le contexte et les milieux sur l’intimité ou la psychologie des personnages.

À cet égard, la plus grande force du roman est sans doute aussi la plus secrète et la moins fracassante, celle de l’enfance et des liens qui se tissent dans nos utopies intérieures. Le désir projeté vers l’extérieur, vers le monde rugueux et vers l’histoire, réelle ou légendaire, n’a pas la même texture que le désir intime. Le désir de l’enfance, comme le note l’épigramme de la première partie, est joyeusement illogique, quand l’autre désir a besoin du monde et « de la logique impeccable » des « adultes arrondis par le temps » afin de briguer ses promesses de gloire.

Albert Preziosi se situe au croisement de ces deux désirs. À l’image du roman, son personnage est scindé en deux grandes parties (les quatre parties du roman font intervenir la guerre à leur jointure, en fin de seconde partie). D’un côté le monde fermé de l’enfance et son utopie concrète immédiate, monde séparé et complet, de l’autre l’ouverture absolue du Ciel, promesse indéfinie et totale. Insulaire troquant sa terre pour les cieux, Albert existe cependant moins comme personnage que comme agent d’un rêve historique. Le lien mystérieux, et qui le demeurera toujours, entre lui et le colonel libyen, aspire son essence au lieu de le remplir. Personnage-destin au milieu d’un roman à la forme classique, sa tragédie apparaît déplacée.

En effet, le roman n’extrait sans doute pas tous les possibles de cette légende rocambolesque, et le narrateur s’abandonne parfois trop facilement à la contemplation au lieu d’en enrichir ses personnages. Tant et si bien que le clivage du personnage, héros naïf amoureux du ciel plus que de la guerre, est hâtivement érigé en sommet nostalgique d’un temps révolu. Julien Gracq admet que l’usage de la troisième personne traduit la plupart du temps une proximité plus grande entre personnage et auteur que celui de la première personne. En maintenant une forme de distance contemplative entre celui qui écrit et celui qui agit, la troisième personne favoriserait le processus d’assimilation et d’identification, quand la première personne, en imposant d’habiter le langage du personnage, appellerait mécaniquement la distanciation comme contrepartie du travestissement. En s’approchant d’un héros aussi chimiquement pur que Preziosi, Jean-François Roseau, qui arbore le même âge et une écriture vitaliste comme son personnage une vitalité physique à toute épreuve, semble naturellement tendre au goût du grandiose et de la grandiloquence qui entoure les pilotes de guerre. En conséquence, on sent que d’un personnage à l’intimité et à la semence chargées de si lourds présages, le roman bascule un peu vite dans la quête soucieuse des radiations du patriotisme impossible, où rôde le spectre d’un Bernanos.

Ces quelques regrets ne doivent cependant pas entamer le plaisir de découvrir une écriture audacieuse et passionnée par ses objets. Jean-François Roseau montre encore une fois un attachement à l’histoire où le goût du commentaire savant le dispute au clin d’œil habile. Une écriture jeune qu’il sera palpitant de voir grandir et de s’affirmer dans ses choix.


À la une : photo d’Albert Preziosi

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