Cette bourrique de Simone Weil

Le sort a voulu que le séminaire que Pierre animait avec Patrick Hochart « Critique sentimentale» s’arrête sur deux séances consacrées à la façon dont Proust fait intervenir dans La Recherche des jugements, des propos sur des auteurs, notamment la marquise de Sévigné et Dostoievski. Pierre a fait remarquer que ce que Proust faisait dire à la grand-mère du narrateur pouvait être considéré comme le modèle de lecture le plus pur proposé par le séminaire : il fallait lire par le dedans, comme la grand-mère venait aux vraies beautés des lettres de la marquise par l’amour des siens, de la nature. « Comprendre un auteur par le dedans, ce serait ne pas se contenter d’examiner anxieusement la lettre du texte, mais savoir puiser dans une expérience de la vie pour ressaisir par exemple ce qu’est la peine d’être privé de quelqu’un qu’on aime, quel que ce soit ce quelqu’un ».1 Pierre avait une immense culture littéraire, historique, un goût profond pour l’analyse. Mais ce trésor n’était rien s’il n’était mis en perspective avec l’expérience de la vie. Il a cherché à tenir cette position devant nous, nous incitant par son exemple à l’avoir nous aussi.
Sous son apparente simplicité (pas de théorie, de comparatisme, etc …) on ne peut pas faire plus ambitieux. En fait, Pierre n’enseignait rien. Il rapprochait les textes de la vie et faisait voir un lien de beauté.

À la longue, on remarquait des éléments de méthode pour aider à opérer ce rapprochement. D’abord fréquenter les auteurs. Pierre en parlait comme de vieilles connaissances. Auden, Babel, Platon, Ceslaw Milosz, Nerval, Malaparte, Merleau-Ponty, Stendhal, Robert Walser, Simone Weil (ouf, une femme, lui qui les aimait tant), je ne saurais ordonner tous ces noms qui me viennent et qui sont devenus plus présents grâce à ce séminaire. Je me souviens de « cette bourrique de Simone Weil », sobriquet affectueux qui nous engageait à vaincre la timidité qu’elle inspire tout en nous donnant la justesse de son caractère têtu. Dans le texte, plutôt que de se livrer à des analyses, il relevait des passages. Par exemple, dans la dernière séance sur Proust, l’histoire (qui commence en note) de la petite fille que Marcel fait monter chez lui, assoit sur ses genoux, pour se consoler de la disparition d’Albertine. Et voilà que le danger qui menace les petites filles chez Dostoievski et dans la réalité, la nôtre peut-être, étend son ombre, qu’il faut entrer dans les méandres proustiens avec une peur insolite. Pierre essayait de provoquer la surprise qui suspend la pensée, le connu d’avance, et fait que le lecteur s’avance avec ses propres forces dans le texte. Il y a bien sûr, en contrepoint à l’art d’être surpris – on ne pourrait pas être surpris si on n’était pas par ailleurs attentif – l’attention aiguë affinée par un exercice quotidien.

L’amitié de Pierre a été sans pareille. Ce que je retiens, c’est cet exercice quotidien. De tout. Du corps, du cœur, de l’esprit. Ça devait être fatigant. Ça lui donnait une force qu’on sentait, une force spirituelle qui attirait comme un aimant, et avec laquelle il pactisait ou tentait de pactiser par son incisif humour.
Il a continué jusqu’au bout de sa vie, dans la mesure de ses forces qu’on voyait avec effroi diminuer, s’épuiser, cet exercice quotidien. Et maintenant qu’il ne peut plus rien, il a besoin de nous pour continuer à vivre. C’est son dernier cadeau.


  1. « Lecture de madame de Sévigné chez Proust », article inédit rédigé à l’issue du séminaire.
Retrouvez tous les hommages à Pierre Pachet en suivant ce lien.

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