« L’exilé n’est pas de ce monde »

À l’occasion de la parution de Jours d’exil d’Ernest Cœurderoy, on peut se demander pourquoi on réédite un texte tombé dans le domaine public alors qu’on peut le charger sur sa tablette et sur son ordinateur grâce à Gallica. Or, cette entreprise genevoise excède ce que des rééditions partielles donnaient en morceaux choisis à partir de textes rassemblés en 1910. Elle permet de sentir le souffle et l’ampleur d’une écriture qui dépasse largement ce qui peut découler d’une rage toute politique en passe de succomber aux vertiges de la folie.


Ernest Cœurderoy, Jours d’exil (1849-1855). Héros-Limite, 928 p., 40 €


Ernest Cœurderoy © Musée municipal de Tonnerre

Ernest Cœurderoy © Musée municipal de Tonnerre

Ernest Cœurderoy (1825-1862) est connu pour ses propos dits « excessifs » et sa très traumatique sortie de la révolution de 1848 par l’exil, après la manifestation du 13 mai 1849 qu’il a contribué à organiser, passant par Pontarlier puis, de nouveau en 1853, fuyant par Béhobie. La notice qui éclaire son itinéraire dit l’essentiel, mais rien ne vaut la lecture de textes soutenus par une rage libertaire peu commune. Certes, nous avons des rééditions partielles, par exemple la première partie de ses Jours d’exil en 1991 avec une préface de Raoul Vaneigem, lequel avait déjà publié des morceaux choisis dès 1972 dans la célèbre collection « Champ libre » ; le texte appartient indéniablement aux classiques de la subversion, mais l’ampleur lyrique de cette voix n’est pas réductible à son intelligibilité ou à ses déclarations échevelées.

« L’exilé n’est pas de ce monde », martèle Cœurderoy, dont les réminiscences apocalyptiques ne se bornent pas à de simples exercices de détestation. Chirurgien passé par la Salpêtrière, en psychiatrie, avant d’être interne à l’Hôtel-Dieu, où il avait opéré en 1848 lors des deux soulèvements de Paris, il ambitionne d’écrire un livre de dépense, dit-il, en dépit de l’inéluctable perte de ses illusions. Non seulement il témoigne et se fait le mémorialiste de son siècle bien au-delà de son témoignage direct sur les insurgés qui furent physiquement et moralement poursuivis jusque dans les salles des hôpitaux, mais il a un vrai projet d’auteur : « J’aspire au temps où l’individu trahira l’élan des passions qui l’agitent, où la diction écrite, simple et naturelle, se rapprochera de la diction parlée, où l’on pourra connaître son homme en le lisant ». Et tant pis si, quelques années plus tard, il pose en contrepoint : « Je rêve et cela ne fait de mal à personne. »

Au fil de ces pérégrinations obligées du fait des accords européens doublés d’envois de mouchards très pressants, Cœurderoy craignit un temps de n’être qu’un « homme sans nom », interdit d’identité. Ses mots sonnent d’une manière fort contemporaine. Après Genève, ville interdite aux proscrits, c’est à Lausanne qu’il s’installe le temps d’une halte avec d’autres proscrits, avant de gagner le royaume de Piémont-Savoie et sa capitale, Turin. Il glose sur la basilique de Superga et ses tombes de la dynastie des Savoie, comme tous les chroniqueurs du temps depuis L’Hermite en Italie d’Étienne de Jouy, mais surtout il rend compte de la misère des prolétaires et sait identifier les modalités d’un développement périphérique en Europe. Seule l’Espagne, ses fêtes, ses tertulias, rompent un temps avec ce monde noir plein de vraies Azucenas ou de Traviatas comme dans les opéras de Verdi.

À Lausanne, il avait repassé des examens de médecine mais, incapable de se soumettre au régime libéral de la profession, il ne sait pas réclamer d’argent à ses patients. Haïssant l’épargne dont il fait le Moloch de la société, il a gardé de l’hôpital public la compassion envers le malade et la détestation des milieux universitaires et médicaux, pas seulement bourgeois et cuistres, mais plus férus de reconnaissance que de science. Ses pages sur leurs études indûment consommatrices de cadavres qui n’ont rien d’exquis sont ravageuses. L’œil du praticien le conduit toujours de l’empathie à l’analyse : « Moi, je leur dirai que la vile multitude, c’est l’oisive bourgeoise qui vit d’aubaines ; que les ignorants, ce sont les faiseurs de constitutions, de vaudevilles, de chansons à boire, de proclamations à incendier ; que les ambitieux et les esclaves, ce sont ceux qui flattent la foule et ne comprennent pas le génie du travailleur, ceux qui ne l’aimèrent jamais pour lui-même ! » Et, faut-il comprendre, la « démocrrratie frrrançaise » [sic] fut telle.

En Suisse, le ranz des vaches et sa fête égaient la gloire du serment du Grütli, autre pont aux ânes du siècle romantique et libéral. L’auteur croit à l’importance des cérémonies collectives et nationales. Dans ce moment d’apaisement au pays de la société Helvetia, celle des étudiants démocrates, il scrute le rapport des paysans à leurs animaux domestiques, en moderne, et avec une sensibilité d’avant-garde. Sa compassion envers tous les êtres vivants et ses pointes fouriéristes ne sont pas exemptes du paradoxe du chasseur. Il n’a en effet gardé de sa jeunesse contrainte et française que le goût des jours de liberté et de chasse quand on part le matin au son du cor, avec chien et fusil, vers les forêts et les routes que l’on arpente.

L’autre moment apaisé de ce livre est celui du second exil de Cœurderoy, dès qu’il passe la frontière espagnole à Béhobie, en 1853. Il voit l’Espagne depuis Madrid. Son mode de vie est celui des auteurs romantiques « costumbristas » qui inventent la tradition d’une Espagne rouge et or. Il récuse bien sûr ces balivernes, dénoncées comme dignes de la Revue des Deux Mondes. Il semble néanmoins apaisé, et fantasme la beauté des toutes jeunes femmes, sans en ignorer les manèges ; les vervenas et les petits théâtres lui paraissent plus humains et plaisants que les sordides estaminets où le reste de l’Europe se contente de jouer au piquet entre hommes.

Les pages sur la corrida sont de précieux témoignages : Cœurderoy voit juste, sur les hommes et les choses, une affaire de scalpel, d’intelligence de l’animal et des hommes. Cet abolitionniste, pour dire les choses dans les termes actuels, s’en régale, et lui qui condamne la souffrance imposée à l’animal en est devenu un adepte averti. Cette partie a été récemment réimprimée (Atelier de création libertaire, Lyon, 2003 et L’Herne, 2007) avec le fameux Hourra ou la révolution par les Cosaques de 1854, plus directement centré sur les échecs et les besoins des révolutions.

Ce qui sous-tend ces Jours d’exil est une écriture souvent hallucinée, généreuse, non réductible aux fantasmes de la destruction de soi. Sans doute l’auteur était-il miné par la syphilis ; or, le mot n’est jamais prononcé, et le médecin savait sa malédiction. Il cessa d’écrire en 1855 et mourut, fou, en 1862. Son rythme haletant, son credo dans le livre, ses scansions de formules péremptoires en font un grand dissident doué d’un vrai talent. Sa force accusatrice est faite de générosité à l’endroit des hommes et de la compétence de l’anatomo-pathologie qui constate l’effet destructeur du manque de sommeil sur les organismes. Ici, les caves-taudis et la déchéance des hommes et des femmes sont exposées à travers la pénibilité du travail et sans didactisme appuyé. Loin des Misérables, ces Contemplations par paragraphes écrits à l’arraché tiennent également de la cantilène et d’une verve aussi enfiévrée qu’alerte.

La Première Internationale comme les anarchistes suisses dans la lignée du pédagogue James Guillaume n’ont jamais trop apprécié ce libertaire intrinsèque, par trop négateur. L’historien y verra en outre un état de la culture du Second Empire, le pendant enfoui de ce qu’offre le très policé comte de Viel-Castel. Ici, le langage et les réminiscences peuvent encore provenir de la Révolution française, mais un panthéon spiritualiste sans le moindre robespierrisme – toujours récusé – célèbre d’abord Byron aux côtés de Goethe, Schiller, Hegel et Mazzini, plus encore Barbès et Martin Bernard. En aval, les miasmes du décadentisme fin de siècle, lui aussi dénoncé, se profilent dans la déliaison sociale subrepticement à l’œuvre.

Cette vitupération est sans égale ailleurs, et l’auteur la revendique ultimement : « En attendant, je veux vivre hors l’opinion, la législation et la coutume, comme j’ai vécu. Je veux une sépulture ignorée, loin des villes fangeuses, au plus froid du glacier, au pied des saules, sous les futaies ou dans les ondes, ainsi que je l’ai dit et écrit tant de fois. »

À lire sans modération : rien de tel qu’une écriture roborative pour contrer tous les pessimismes et autres déclinismes !

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