La Russie à l’épreuve de Dostoïevski

L’image tourmentée, si peu une icône, qu’offre la famille Karamazov, cette image même nous donne à voir et lire une Russie de toujours, en ses déchirements qui ne cessent de la travailler et de la fracturer. Mais l’icône pouvant aussi  être vue comme une eau profonde et unie, les frères Karamazov portent alors en la personne du plus jeune, Aliocha, la présence à la fois visible mais fragile, voire oscillante, de l’icône et du dieu caché sous les agissements et agitations de surface, les actes lubriques, voluptueux et voluptuaires. Aujourd’hui, l’eau calme étant un luxe trop cher pour les consciences, les tempêtes s’offrent à portée de toute démission armée. C’est sans doute mieux pour être sans question. Seulement, Dostoïevski rattrape et agrippe ceux qui se refusent à interroger. Il force à voir.

Fiodor Dostoïevski | Les frères Karamazov. Trad. du russe par Sophie Benech. Zulma, 1 204 p., 28,50 €

La traduction nouvelle et si vivante que propose Sophie Benech aide certainement à se poser mieux la question : qu’est-ce enfin que la Russie ? Que veut-elle, sous nos critères si bien arrêtés, si bien établis en universalité, que nous ne pouvons ni ne voulons tenter de comprendre sans entrer en polémique ? Dostoïevski aide à comprendre la Russie sans rien dissimuler des méfaits et des excès qu’elle porte. Elle a sa place et, comme chaque pays ou groupement de pays en la sienne, vise à la consolider jusqu’à l’étendre. La Russie porte ainsi le poids et l’interrogation de ses limites. Elle les a toujours portés. Mais en ce qui regarde ses limites, d’une certaine façon, elle ne les a jamais vraiment atteintes ni surtout voulu les arrêter. Ni même définies autrement que par les conflits et les conquêtes relancés.

Ainsi, Dostoïevski porte la conscience à la fois lumineuse et malade de la Russie, terre singulière, autant orientale qu’occidentale. Voilà bien la question. Et il y a une force de bassesse et de mépris sur cette terre, aussi forte que celle du don et du renoncement. La Russie est le sol d’une hagiologie dans un enfer que les élus, comme chez Dante, parcourent d’abord obligatoirement.

Les frères Karamazov demeure plus que jamais une lecture lumineuse sur la Russie, et le travail de Sophie Benech offre l’occasion de revisiter l’œuvre de Dostoïevski et de mieux analyser un pays en ses aspirations, ses contraintes, ses élans contrariés. Cette excellente traduction n’invalide certainement pas les autres, notamment celle d’André Markowicz (Actes Sud, 2002) : elle se place à leur côté et regarde à son tour, encore une fois utilement aujourd’hui, la Russie.

Un promeneur (Russie) © Jean-Luc Bertini

Pour chercher à la combattre ou bien à la soutenir, il faut d’abord faire l’effort de la lire. La hâte des armes et des vindictes n’aide de part et d’autre à aucune lecture, encore moins à une réponse que nul ne cherche d’ailleurs vraiment. La vindicte est paresse, la réflexion exigence toujours à relancer. Les Karamazov, père et enfants, interrogent très précisément et avec une intelligence féroce la Russie – toute la Russie, en ses profondeurs et ses temps, dont le nôtre. Et ce n’est pas simple, mais Dostoïevski ne renonce pas. Il n’est pas d’un camp, mais d’un pays entier qu’il prend à bras-le-corps et donne à voir et à comprendre.

La Russie, comme tout corps vivant, est un puissant instrument de salut mais aussi de supplice. Chacun des Karamazov est une image et un levier de cet instrument. À sa façon  brutale et obtuse, sous son angle étroitement politique, Lénine ne s’y trompait pas qui, à propos de Dostoïevski, écrivait : « archi malfaisant, je n’ai pas le temps pour cette ordure ». On a ici tous les reculs idéologiques qui chercheront toujours à nier une réalité fluide. Une réalité qui est le furet inattendu aux yeux surpris de l’homme. D’une certaine façon, Lénine, par la violence sans appel de sa réaction, a parfaitement compris Dostoïevski. Aussi la Russie a-t-elle dû finir par apprendre seule, douloureusement, sans celui qui attend toujours on ne sait trop quoi dans le repos de son mausolée, sous la bonne garde des ombres des alguazils de la Tchéka.

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Mais combien, par ailleurs, les Karamazov nous apprennent, père et frères, en leur « désir de représenter à tout prix les états d’âme les plus secrets de façon scénique : ce désir l’emporte sur l’objectivisme paisible de l’épopée » (Viatcheslav Ivanov). La Russie n’est jamais paisible et s’empare à sa façon de l’épopée. Les héros de Dostoïevski exposent délibérément leurs déchirures, comme des blessés oubliés leurs moignons. Ce sont bien les blessures du pays. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de retenue. La vérité des êtres ne se retient pas, n’est pas pour se retenir et ne le veut pas. Les Karamazov, père et fils, ne le veulent pas. Il n’y a pas de dieu caché de la vérité.

Tolstoï place son lecteur dans une lumière diffuse, presque divine, des consciences et des lieux. Elle ne trompe pas. Dostoïevski, lui, le jette dans l’entassement des ombres. On se retrouve alors malheureux et perdu. Tolstoï écrit avec le rayon de son regard. C’est net. Dostoïevski, avec un knout de serpents intérieurs. Et on se demande comment il peut s’y prendre si bien. Chacun des frères Karamazov devient responsable de tout et pour tous. Pas seulement le doux et pieux Aliocha, mais Aliocha surtout : son maître spirituel lui fait quitter le monastère. Il devra passer par la chute, c’est-à-dire du plus réel au réel d’abord. On ne met pas la charrue du salut avant les bœufs de la peine. C’est malhonnête.

« Lecteur de Dostoïevski », Emil Filla (1906) © CC0/WikiCommons

La mort empêcha Dostoïevski d’écrire une suite qui aurait sans doute été la voie de perdition (transitoire ?) d’Aliocha que son starets abandonne ici au monde. Que peut alors vraiment un maître spirituel, quand tout ce qui est intérieur surgit dans l’action, avec toujours le piège d’une dilapidation de soi ? « Le corps est un puissant instrument de salut » (Simone Weil). On peut y souscrire, s’il est d’abord de supplice. Comme si dans l’arène de chaque corps, chaque destinée trouvait son prologue en cette étrange entente d’une lutte du ciel et de l’enfer. Tout un champ de bataille de vie et de mort occupe tout le corps et tout le cœur de l’homme où, avec les Karamazov et leur père, le tragique, l’ignoble, le bouffon et le vulgaire s’épaulent à qui mieux mieux.

Le roman catastrophe de Dostoïevski rejoint l’histoire catastrophe de la Russie de toujours et d’aujourd’hui. Les frères Karamazov (1879-1880) est la parfaite illustration d’un roman anti-idéologique et se place à l’exact opposé du Que faire ? (1863) de Tchernychevski. Son lyrisme dramatique en fait davantage une épopée qu’un drame. Il y a chez Dostoïevski une force homérique qu’a su relever Viatcheslav Ivanov. La vitesse et le poids entraînant des événements font de l’œuvre « un système de muscles contractés et de nerfs tendus » (Viatcheslav Ivanov). Cette tension est portée à l’extrême par la multiplication vaudevillesque des scènes de scandale.

Dostoïevski redéfinit alors la tragédie où vaudeville, épopée, religion et catastrophe se bousculent, s’entrelacent et s’entraident en veux-tu en voilà. Le lecteur, au sortir de sa lecture, ne peut plus être le même, tant Dostoïevski l’a travaillé par l’acte sinon le bistouri de son œuvre cruellement salvatrice. Elle constitue dans la littérature universelle un hapax. Après tout, l’œuvre de Dostoïevski porte la vérité de l’icône. Avec une telle lecture, que craindre aujourd’hui si la Terre veut changer ? 1


  1. Signalons ici l’essai de Viatcheslav Ivanov, Dostoïevski. Tragédie, mythe, religion, trad. Louis Martinez, Éditions des Syrtes (2000), ainsi que la réédition de Dostoïevski par Nina Gourfinkel (Agone, 2025, première édition Calmann-Lévy, 1961). ↩︎