Cinq vignettes de lecture

Deux romans japonais contemporains, de Mieko Kawakami et de Murai Kosuke, un chant poétique en triple version en mémoire de l’oppression du peuple sami, les poèmes de Marc Le Gros, et Dostoïevski par Julia Kristeva : c’est la pêche de lecture de Maurice Mourier.


Mieko Kawakami, J’adore. Trad. du japonais par Patrick Honnoré. Actes Sud, 222 p., 21,50 €


Bien que la véritable dévotion à la culture écrite qui a si longtemps marqué la société japonaise ait notablement reculé depuis un demi-siècle, au profit des mangas et de tout ce qui se consomme à fleur d’écran, le public nippon demeure grand consommateur de littérature dite générale et témoigne d’un appétit particulier pour tout ce qui touche au domaine des rapports familiaux, histoires de couples et surtout d’enfants, cette matière offrant de grandes possibilités de développement mettons sentimental pour ne pas dire souvent larmoyant.

C’est pourquoi on redoute toujours, en ouvrant une de ces chroniques d’enfances malheureuses, de tomber sur du sous Dickens, voire du sous Hector Malot. J’adore (un titre pareil, fidèle à l’original, est en soi inquiétant) risquait donc d’entrer dans ce schéma romanesque mais comme, dès l’abord, on comprend que l’inspirateur du texte est un des plus merveilleux contes d’Andersen, où figurent, en gardiens d’un trésor, des chats aux yeux énormes, en forme de phares tournants, on se dit qu’il vaut peut-être la peine d’aller y voir d’un peu plus près.

Et en effet l’auteure échappe avec beaucoup de souplesse narrative aux pièges de la littérature édifiante. Elle mène subtilement, via un système de dialogues (beaucoup de romans japonais sont envahis de dialogues ; la langue, fourrée jusqu’à l’insupportable de formules de politesse oiseuses et autres logorrhées permettant de tourner autour du pot, celui d’une communication toujours difficile, fait de ce peuple un obsédé du bavardage), une intrigue extrêmement simple : deux enfants puis adolescents, orphelins de père ou de mère, se rencontrent à l’école et finissent, à coups d’incompréhensions peu à peu surmontées, par s’épauler l’un l’autre en devenant des amis.

Finesse aiguë des sentiments, joliesse non conventionnelle de la pensée, connaissance intime des désarrois qu’apporte, chez l’être en formation, la méconnaissance des éléments clé de sa biographie, puis plus encore la connaissance révélée de la vérité, ces qualités qui s’exercent dans l’analyse psychologique des caractères, proches de celles d’une partie du cinéma classique japonais (celui de Naruse, Kinoshita, du premier Ozu notamment), ne sont nullement négligeables, et elles séduisent sans lasser.


Murai Kosuke, Les chats ne rient pas. Trad. du japonais par Myriam Dartois-Ako. Philippe Picquier, 159 p., 14 €


On ferait une encyclopédie en relevant la présence du chat dans la culture et l’art japonais. Présence ambiguë, cet animal câlin et nocturne, nerveux et paresseux, casanier et épris de liberté, étant à la fois maléfique (il est le seul vivant qui n’ait pas pleuré à la mort de Bouddha, mais le bouddhisme n’a fait que gratter la surface de l’animisme nippon) et protecteur : pas un magasin, pas un restaurant, pas un bar qui ne s’orne en sa vitrine d’un maneki neko, le chat à la patte levée (droite ou gauche) et spasmodiquement agitée pour attirer le client en signifiant que le lieu est de bon aloi.

Le matou de l’étrange premier roman de Murai Kesuke est-il bénéfique ou pervers ? C’est toute l’ambiguïté de l’histoire de ménage à trois (pas vraiment une nouveauté thématique) d’un scénariste à la chaîne (métier du romancier) qui ne se flatte guère en autoportrait d’artiste raté, époux désastreux, alcoolique sans rémission. Mais à vrai dire le personnage central de cette sorte de confession humoristique et funèbre est plutôt le pauvre Son, un chat qui se meurt de vieillesse et qu’adulent tant le scénariste délabré que son ex-épouse, une jolie vedette un peu évaporée, et que le nouveau mari de celle-ci, si bien que le seul lien réel entre ces trois êtres modérément capables même d’une amitié, c’est l’attention passionnée qu’ils portent à l’animal et leurs efforts conjoints pour le maintenir en vie.

Mieko Kawakami, Murai Kosuke, Marc Le Gros… Cinq vignettes de lecture

On se souvient du rôle démesuré que son chat jouait dans la vie du touchant professeur mis en scène par Kurosawa dans son avant-dernier film, le superbe Madadayo, et comme la disparition dudit chat affectait en profondeur la perception du monde chez un senseï à la fois bienveillant, pleutre et d’un rafraîchissant infantilisme ; comment en plein bombardement de Tôkyô il attachait plus d’importance à cette perte qu’à l’agonie du Japon impérial ; combien aisément il parvenait à mobiliser ses étudiants chéris afin qu’ils se mettent à la recherche du chat malgré les circonstances épouvantables.

Le contexte, ici, est certes moins délirant, mais c’est la même impression de léger décalage exotique que nous ressentons en suivant les péripéties fort intelligemment enchaînées d’une histoire où la sauvegarde de l’être souffrant s’impose à des gens ordinaires que jalousie et ressentiment devraient en toute logique séparer. Et ce décalage n’est pas sans charme.


Risten Sokki, Retordre retordre les fibres du tissu ancestral. Recueil trilingue en sâmi, norvégien et français. Version originale en sâmi traduite en norvégien par Risten Sokki. Traduction française par Per Sørensen. Atelier de l’Agneau/Toubab Kalo, 100 p., 17 €


La Norvège, pays le plus riche de la planète depuis les découvertes de son pétrole off shore, n’a pas toujours été opulente. Au XIXe siècle, c’était même un pays modeste d’origine viking (et prospère au XIIIe siècle) passé sous la tutelle de la Suède (après celle du Danemark) et engoncé dans un luthéranisme imposé jadis aux premiers habitants. Mais naturellement une population opprimée n’en est pas moins capable d’opprimer un peuple plus faible et malheureux qu’elle.

C’est ainsi que les Sâmes, animistes éleveurs de rennes de l’extrême nord, étaient alors (et sont encore) considérés par les Norvégiens comme sujets et aujourd’hui citoyens de quatrième zone, et cela malgré une culture orale puis fixée particulièrement riche en merveilles. En 1852, une révolte de ces parias eut lieu à Kautokeino et fut réprimée par l’administration de la quasi-colonie suédoise avec la brutalité requise. On tua vaillamment. L’Église protestante, toute à sa mission culturelle et miséricordieuse, persécuta les chamans.

Aujourd’hui, l’arrière-petite-fille d’une des victimes de cette « pacification », Risten Sokki, publie en triple version, sâmi, norvégienne et française, un recueil de poèmes courts où on lira avec émotion ceci : « Alors j’ai rencontré/ les anthropologues / ils ont raconté qui / je suis / Alors je / devrais le savoir. »

Tout – qui est fort peu en volume mais aussi saisissant – est de cette force. Et en effet les peuples humiliés, dont les langues et les cultures risquent les premières d’être balayées par l’ouragan informatique de réduction des singularités à la norme définie, le sourire aux lèvres, par les patrons des GAFA et autres ravis de la crèche, méritent peut-être un jour de dire eux-mêmes qui ils sont et veulent être.

Merci à l’Atelier de l’Agneau, qui publie la revue L’intranquille (dirigée par Françoise Favretto) où trouvent place, depuis ses débuts, les littératures les plus marginales, de nous avoir donné à entendre cette ferme voix venue de Laponie.


Marc Le Gros, …Méchamment les oiseaux… Photos de Sylvain Girard. Éditions EST, coll. « Le ciel est ouvert », 48 p., 17 €

Marc Le Gros, La martre et le chameau. Peintures de Vonnick Caroff. Éditions EST, coll. « Le ciel est ouvert », 58 p., 19 €


Depuis quelques années, Samuel Tastet, qui naguère prépara pour Maurice Nadeau une anthologie de la poésie roumaine, mais qui est surtout un éditeur éclectique, exigeant et peu fortuné, a choisi de publier l’excellent poète et écrivain Marc Le Gros, un breton à la curiosité universelle.

Ces deux beaux recueils, parfaitement mis en pages, illustrés et présentés, contiennent à la fois des poèmes en prose ou en vers et des essais – une introduction sur l’oiseau et les poètes, une postface en forme de conte pour …Méchamment les oiseaux… ; un traité jovial et érudit sur la matière et l’usage du pinceau suivi d’un Petit éloge du chameau du Thar en vers mesurés, pour La martre et le chameau.

Ce sont des ensembles « fantaisistes » au meilleur sens du terme, c’est-à-dire à la fois divertissants et sérieux, où la fréquentation des meilleurs auteurs cités, commentés, reconnus dans leur génie propre (Cendrars, Breton, les peintres classiques chinois, ceux du Quattrocento), voisine avec le reportage express toujours amical : « Petits coussinets lisses et luisants / Empilés sur le sable / Agglomérés comme des crépidules / Les jolies crottes du chameau ».

On ne trouvera pas en effet dans ces textes de méchanceté savante, ni d’étalage mondain, ni de suffisance poétique. Ce sont des exercices d’admiration d’écritures et de paysages, du monde entier. Marc Le Gros est d’abord un goûteur d’ambiances, un jouisseur du réel, surtout celui que la nature déploie quand elle pose devant l’œil du photographe animalier : « Quand les feuilles en hiver ont déserté l’écorce / Que les oiseaux flottent dans le matin gris / On peut lire enfin / L’écriture des arbres ».

Nature d’ailleurs équivoque et pas toujours naturelle puisque, par exemple, les photos d’oiseaux de Sylvain Girard sont plus souvent d’animaux empaillés, ou figurés par un effet de montage, que réalisées « sur le motif ». La poésie ne se nourrit-elle pas d’abord du flou des légendes et la forêt de Brocéliande n’est-elle pas la seule vraie forêt ?


Julia Kristeva, Dostoïevski. Buchet-Chastel, coll. « Les auteurs de ma vie », 246 p., 14 €


Il faut signaler cette anthologie à ceux qui ont besoin d’un Dostoïevski de poche, parce que le choix des textes y est bien fait, distribué cependant selon des « entrées » contestables (« Idée ») ou trop attendues (« Crime », « Châtiment ») mais enfin, puisque la prose du grand fêlé est là, même un peu trop découpée (on ne devrait pas s’octroyer le droit de scinder les développements d’un grand auteur et on devrait ne citer des morceaux qu’in extenso), eh bien qu’importe !

En revanche, lisez ceci, qui fait partie d’une Introduction de 80 longues pages : « Ces Carnets du sous-sol (1864) ne sont pas de la littérature. Ils font le point provisoire d’une violente ressaisie de soi qui, au-delà des liaisons névrotiques, accède à la ‟refente” de l’anti-héros : bord à bord des pulsions et du sens, là où surgit – ou s’effondre – l’être parlant, le parlêtre. Il palpe le plasma vital, ce protobiote constitutif qui n’est autre que la capacité particulière de la conscience malheureuse, de l’insecte, de la ‟souris”, de la ‟fourmi” à muter. À être et à disparaître. En prise sur des passions désormais déliées : redoutable déliaison qui balaie la frontière entre le bien et le mal, le moi et l’autre, le féminin et le masculin ; paradoxale coexistence des contraires et des sexes, qui risque le crime ou le délire. »

Jésus, Marie, Joseph ! Voyez-vous moyen plus radical de dégoûter à jamais de Dostoïevski un lecteur normal ? Et dire qu’on forçait les étudiants à régurgiter ce charabia lors des belles heures de la « sémanalyse » vers les années 1970 ! Le « plasma vital, ce protobiote constitutif » de la niaiserie académique, vous salue bien.

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