Au clair de la Lune ?

Au sujet du grand « moon-hoax » de 1835, Baudelaire utilise le mot « canard », saisissant ainsi la nature collective de la mystification lunaire qui traversa les continents cette année-là. Alexandre Marcinkowski en propose une reconstitution fidèle, bien documentée et accompagnée d’une riche iconographie. Il nous offre ainsi un livre profondément actuel qui, grâce à la précision des détails, se savoure page après page.

Alexandre Marcinkowski | La mystification lunaire. John Herschel et le canular de 1835. Les Belles Lettres, 236 p., 19,90 €

« Hoax » est un mot anglais désormais bien plus utilisé que « canular », sa traduction en français. Le dictionnaire d’Oxford situe l’origine du mot au XVIIIe siècle, ce serait une déformation de « Hocus Pocus », lui-même dérivé d’une phrase en pseudo-latin utilisée au XVIIe siècle, « hax pax max Deus adimax ». Côté continental, le dictionnaire de l’Académie française nous dit que « canular » est un mot bien plus récent (XXe, fin du XIXe siècle), on y lit : « argot de l’École normale supérieure. Mystification soigneusement organisée par des élèves, dont le propos est de s’amuser aux dépens d’un professeur, d’un surveillant, ou d’un de leurs camarades ».

En 1856, quand Baudelaire traduit la note sur le « moon-hoax » qu’Edgar Allan Poe ajouta à la fin de l’édition de 1840 de sa nouvelle « Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall », il utilisa le mot « canard ». Alexandre Marcinkowski observe avec raison que le choix de Baudelaire, au-delà du fait que « canular » n’était pas encore en usage, touchait un aspect essentiel du cas en question. « Canard » met l’accent sur le fait de tromper un public, plutôt qu’un individu, en profitant de sa crédulité. Ce clin d’œil à la crédulité collective nous renvoie directement à la notion moderne de « fake news ». La mystification lunaire d’Alexandre Marcinkowski reconstruit, grâce à un travail documentaire remarquable, l’histoire de ce moon-hoax qui suscita le malaise d’Edgar Poe en éclipsant Hans Pfaal, son canard littéraire publié en juin 1835, et dont l’impact médiatique se propagea sur deux continents d’une façon qu’aujourd’hui on qualifierait de virale.

« Animaux lunaires et autres objets », découverts par Sir John Herschel, Edinburgh Journal of Science (1835) © CC0/Library of Congress

Tout commença avec la publication, en août 1835, d’une série d’articles dans le journal new-yorkais The Sun écrits par Richard Adams Locke, journaliste d’origine anglaise se vantant, à tort, d’être un descendant de l’auteur de An Essay Concerning Human Understanding. Les articles du Sun décrivaient en détail les observations lunaires que sir John Herschel, astronome de renommée internationale, aurait faites en utilisant son télescope depuis l’Afrique du Sud.

Il faut savoir que les découvertes réalisées au moyen des puissants télescopes conçus par William Herschel, père de John, et par ce dernier avaient répandu leur notoriété bien au-delà des cercles savants. Le père et le fils étaient devenus des figures publiques grâce à leurs contributions spectaculaires à l’astronomie : on peut citer, entre autres, la découverte d’Uranus, la création d’un des premiers catalogues d’objets extragalactiques comprenant nébuleuses et amas stellaires, l’observation de comètes.

Les télescopes, à chaque fois plus puissants, conçus et réalisés par les Herschel avaient rendu visibles des réalités jusqu’alors inconcevables. Si l’extension du visible accomplie par des instruments scientifiques avait déjà été le moteur, deux siècles auparavant, de l’extraordinaire succès du Sidereus Nuncius de Galilée, le domaine de la découverte scientifique, à l’époque d’un développement sans précédent de la presse et d’un public alphabétisé, devenait de plus en plus un lieu de production d’imaginaire collectif.

La rumeur selon laquelle John Herschel aurait découvert des animaux sur la Lune, grâce à un télescope qui lui aurait permis d’en observer la surface dans les moindres détails, atteignit au cours de l’hiver 1835 les scientifiques français, François Arago notamment. Ce dernier, soucieux de défendre la réputation d’un ami qu’il estimait profondément, s’empressa de signaler l’absurdité des commentaires parlant, au cours de la séance de l’Académie des sciences du 9 novembre 1835, de « plate mystification imaginée par quelques habitants de New York ».

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L’affaire aurait très bien pu se terminer là, s’il n’y avait eu une brochure publiée à la fin de cette même année et intitulée « Découvertes dans la Lune faites au cap de Bonne-Espérance par Herschel fils ». Comme toute fake news qui se respecte, l’opuscule prétendait que les découvertes lunaires auraient initialement été tenues secrètes et qu’il les divulguait par le biais d’un certain docteur Grant qui aurait accompagné Herschel dans son voyage au Cap. Après une introduction accusant Arago de n’avoir pas saisi l’importance des découvertes à cause de sa mauvaise compréhension de l’anglais, la brochure décrivait avec une profusion de détails le bestiaire extraordinaire que Herschel aurait observé avec son télescope, bestiaire comprenant en particulier une espèce humanoïde aux ailes de chauve-souris dénommée vespertilio-homo.

Le succès de cette brochure fut énorme, engendrant une riche littérature se divisant sur la véracité et la plausibilité des observations. Des savants se mêlèrent à la polémique, dont Geoffroy Saint-Hilaire, ainsi que des cercles politiques saint-simoniens et fouriéristes. Les lieux et les créatures extraordinaires, parmi lesquelles les sélénites aux ailes de chauve-souris, évoqués dans ce moon-hoax n’arrêteront pas de hanter l’imaginaire populaire, des vaudevilles aux chansons, et jusqu’aux costumes de Batman et de Robin.

On trouvera une reconstitution détaillée de l’histoire du canard lunaire dans le livre d’Alexandre Marcinkowski. L’auteur explore en profondeur les polémiques et les différentes réactions suscitées par le moon-hoax. Pour ce faire, il utilise une quantité imposante de citations, reproduites en langue originale dans les notes, ainsi que des informations biographiques sur les protagonistes de cet épisode. Conscient de leur importance pour appréhender l’impact social et culturel de ce canular, Marcinkowski prête une attention particulière aux coûts des publications au regard des possibilités économiques des lecteurs. Les illustrations venant des opuscules, de la presse, des affiches de l’époque aident le lecteur à comprendre à quel degré cette affaire a affecté l’imaginaire de son époque. Le livre se structure en trois parties retraçant respectivement l’évolution de l’affaire lunaire en France, en Amérique et en Afrique du Sud où se trouvait Herschel à ce moment-là. Le texte est complété d’une bibliographie et de trois annexes : une chronologie, un arbre généalogique de la famille Herschel et une anthologie de chansons inspirées par le canular lunaire.

Illustration d’un vendeur de journaux du Sun vendant un exemplaire contenant « Le grand canular lunaire » (1835) © CC0/WikiCommons

À une époque comme la nôtre, marquée par une multitude de fake news, pouvoir en étudier une qui appartient au passé nous questionne en nous offrant de multiples itinéraires de lecture. D’un côté, il y a l’incapacité ou le manque de volonté des scientifiques pour endiguer l’expansion de la mauvaise information. Déjà, Poe, revenant sur Richard Adams Locke dans Literary America (1848), s’étonnait du peu d’opposition que le hoax avait rencontré chez les personnes cultivées. Il remarquait même que la majorité de ceux qui en doutèrent ne disposaient pas des connaissances scientifiques nécessaires pour appréhender l’absurdité de l’histoire.

Ensuite, prouvant s’il en était besoin sa grande intelligence, il isolait quatre clés de l’effet produit sur le public : d’abord la nouveauté de l’idée ; puis la capacité à exciter l’imagination (fancy-exciting) et à réprimer voire refouler la raison (reason-repressing) ; ensuite le retentissement de la divulgation de la mystification ; enfin la vraisemblance (en français dans le texte de Poe) de la narration. La subtilité de l’analyse de Poe montre à quel point, depuis l’origine du roman moderne avec Swift, Defoe ou Johnson, les savants du champ littéraire ont été conscients de l’enjeu communicatif de leur métier. Le lien très étroit qu’il y eut entre l’essor du roman moderne et la presse écrite a fait l’objet de fameux essais tels Fiction and the Reading Public (1932) de Queenie D. Leavis, The Rise of the Novel (1957) de Ian Watt et The Uses of Literacy (1957) de Richard Hoggart.

Le contraste avec la pauvreté des interventions des savants est dramatique. L’incapacité de prendre position devant un public non composé de collègues fut probablement ce qui poussa John Herschel à ne pas envoyer la lettre de réponse au canular qui nous est présentée dans le livre. Ce repli du champ des sciences sur lui-même est dramatique encore aujourd’hui. On en a eu la preuve pendant la récente pandémie.

Alexandre Marcinkowski est, de son côté, bien plus intéressé par le rapport entre idées scientifiques, vraies et fausses, et littérature en général et de science-fiction en particulier. De ce point de vue, il a eu raison de ne pas trop approfondir les questions de sociologie et d’histoire des sciences, ce qui aurait alourdi une lecture qui est, en l’état, tout à fait agréable. Néanmoins, on regrette que les quelques phrases relatives à ces sujets soient superficielles, ce qui peut être source de malentendus plutôt que d’enrichissement.

Deux exemples. L’auteur observe qu’en 1835 il manquait en France un réseau d’universités modernes comme celui qui existe aujourd’hui. Certes, le système universitaire de masse a ses racines dans l’après-guerre et le CNRS n’était pas encore là. Mais le champ scientifique, qui avait commencé à s’organiser de façon assez théâtrale depuis le XVIIe siècle, avait ses institutions, des plus traditionnelles, telle l’Académie des sciences, aux plus récentes, comme Polytechnique et l’École normale. Il serait dommage que le lecteur en déduise l’image d’une époque préscientifique alors qu’au XIXe siècle les sciences naturelles et leurs sociétés savantes montèrent en puissance.

Dans un autre passage, il est fait allusion à une évolution des sciences, au XIXe siècle, depuis une « méthode essentiellement expérimentale à une science plus théorique ». Là encore, l’auteur, pensant probablement au conflit entre empiristes et atomistes, se rapproche de clichés largement répandus sur la course vers l’abstraction de la science moderne. Néanmoins, les mathématiques ont été au centre de la révolution scientifique depuis Galilée et on pourrait difficilement imaginer une époque plus marquée par elles que le XIXe siècle, avec Lagrange, Laplace et la mécanique rationnelle.

Ces défauts mineurs ne compromettent pas la qualité d’un texte qui, grâce à sa richesse de détails, se lit avec plaisir d’un bout à l’autre.