Les influenceurs de la science

Dans Les gardiens de la raison, le sociologue Sylvain Laurens et les journalistes Stéphane Foucart et Stéphane Horel mènent une longue enquête sur les milieux où s’est faite en 2019 la tribune #nofakescience qui dénonçait la tolérance aux fausses sciences. Plus généralement, ils analysent la manière dont aujourd’hui de puissants intérêts économiques – des lobbys – parviennent à influencer l’opinion par l’intermédiaire de ceux que les auteurs appellent les « gardiens autoproclamés de la science ». 


Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 368 p., 22 €


L’appellation « gardiens de la raison » regroupe des amateurs de science – associations ou individus (enseignants du second degré, ingénieurs, souvent docteurs, des journalistes, de jeunes vulgarisateurs sur leurs blogs ou sur YouTube) – qui défendent activement, et en grande partie sur des réseaux sociaux, ce qu’ils nomment la « bonne science » (sound science, opposée à junk science, puisque l’usage polémique de cette distinction vient de l’anglais). Popularisé par la tribune #nofakescience, qui appelait à corriger la représentation publique de la science contre la faveur médiatique de l’homéopathie, du climatoscepticisme ou des anti-OGM, le propos reste très actuel : avec la Covid 19, les chloroquinotoqués et autres gripettomanes ont bénéficié d’une attention médiatique presque supérieure à celle offerte aux savants plus représentatifs de l’état de l’art… Mais, soutiennent Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, dans leur volonté de défendre en toute bonne foi la science contre les obscurantismes — une « bonne science » qui a indifféremment prouvé que le glyphosate est inoffensif, que le changement climatique est dû à l’homme, ou que les abeilles ne meurent pas des seuls pesticides —, ces avocats finissent par converger avec les intérêts de la firme Monsanto ou d’autres du même acabit.

La principale thèse du livre est simple : avant, l’industrie passait par vos députés, des ministres, un maire, afin, par exemple, d’obtenir une réglementation favorable à ses intérêts, au besoin en payant à prix d’or des expertises bidon. Aujourd’hui, de même qu’Olida pour vendre sa charcuterie fera en sorte qu’une tiktokeuse à 7,6 millions de followers déguste une saucisse en dansant, de même les lobbys agroalimentaire, pharmaceutique ou énergétique passeront par des youtubeurs de science pour diffuser leur message pro-industrie. Certains, tels que « Dirty biology », plafonnent à plusieurs millions d’abonnés ; comparez cela à l’audience d’un hebdomadaire…

Dans le jargon scientifique, on passe d’une approche top-down du lobbying à une approche bottom-up, bien plus efficace puisque, comme chacun sait, la verticalité condescendante agace de nos jours. Le terme « percolation », utilisé par les auteurs, décrit parfaitement cette technique d’infléchissement qu’ils entendent mettre au jour. Cette « enquête journalistique avec sociologue embarqué » poursuit assez naturellement les publications précédentes des auteurs. Le sociologue Sylvain Laurens a signé auparavant Militer pour la science (PUF), une minutieuse étude des milieux rationalistes en France au XXe siècle, avec un accent mis sur l’Association française pour l’information scientifique (AFIS). Stéphane Foucart et Stéphane Horel, journalistes au Monde, ont longuement documenté dans leurs livres et articles la manière dont les politiques environnementales ont été affectées par les manipulations d’industriels : on doit à ce duo la mise au jour des Monsanto papers, documents classifiés établissant comment cette firme, tristement célèbre pour avoir fourni le napalm pendant la guerre du Vietnam, a recruté des savants pour réaliser des études de leurs produits systématiquement biaisées.

Les gardiens de la raison trace le portrait d’une galaxie que l’on pourrait nommer « scientisme français contemporain », si par ce mot on entend la tendance à trancher toute controverse par les résultats publiés de la science – et souvent une partie de ces résultats, en excluant ce qui gêne grâce à la notion vague de « consensus ». Elle comprend aussi bien des vulgarisateurs que des intermédiaires, des communicants, ou des patrons scientifiquement éclairés et l’AFIS comme sa revue, Sciences & pseudo-sciences, y jouent un rôle central. L’enquête journalistique souvent passionnante retrace les connexions entre ces individus et dévoile des voisinages ou des trajectoires intrigants. Ainsi de Denis Kessler, universitaire polymathe devenu acteur majeur du capitalisme français, patron de presse et avocat de la dérégulation financière ; de Peggy Sastre, essayiste devenue en France VRP de la psychologie évolutionniste et d’un supposé féminisme darwinien à force de publier dans Slate ou Le Point des articles expliquant que la biologie évolutive explique intégralement les différences de genre ; ou de Gérald Bronner, sociologue spécialisé dans le risque, les croyances irrationnelles et les discours complotistes, auteur de nombreux livres et intervenant régulier dans la presse grand public.

L’enquête s’étend au Royaume-Uni, démystifiant l’organe de médiation entre science et médias, le Science Media Center. Sous couvert d’élever le public à la vraie science, celui-ci oriente systématiquement vers des experts souvent pro-industriels les journalistes désireux de couvrir la recherche. Un tel organe est pourtant le modèle que les rationalistes français – exaucés en cela par la Loi de programmation de la recherche récemment promulguée – appellent de leurs vœux. Le livre consacre aussi un chapitre aux États-Unis, montrant comment les financements libertariens massifs alimentent une campagne de discrédit des sciences humaines sur les campus, au moins aussi puissante que son antonyme très décrié, le « politiquement correct ».

Surtout, les réseaux sociaux – Twitter, Instagram, Facebook – constituent ici un élément essentiel. Il n’est pas étonnant que ces réseaux qui, aussi sûrement que l’automobile, transforment vite le brave père de famille en hooligan assoiffé de sang, voient prospérer les attaques en meute et leurs « trolls », dont deux des auteurs ont été victimes. Quiconque ne fréquente pas ces lieux ne comprendra pas vraiment ce dont il s’agit dans le livre. Plus que dans les universités, la guerre des idées se gagne sur ces réseaux, moyen d’information privilégié pour les dernières générations : la fragmentation du monde en communautés de youtubeurs, les phénomènes bien étudiés de polarisation et de bulles informationnelles, sont la niche dans laquelle les « gardiens de la raison » peuvent proliférer tout comme leurs adversaires.

En tant qu’investigation, Les gardiens de la raison est très riche : des documents internes de firmes diverses, des interviews de directeurs d’agences qui aident à construire une « influence » sur Internet, des entretiens avec certains des protagonistes de la tribune de #nofakescience, soutiennent l’argument. Montrer comment des « influenceurs » – au sens du terme en usage sur Internet – font passer nolens volens des « éléments de langage » propices à des intérêts industriels, et dont ils ne connaissent ni la genèse ni le but, constitue un des aspects essentiels du livre. Malgré quelques généralisations hâtives – comme d’assigner un rôle décisif à la revue de l’AFIS, certes parfois problématique, dans l’émergence du climatoscepticisme en France –, la démonstration est efficace, en particulier lorsqu’on découvre le rôle des agences qui expliquent à leurs clients industriels comment se servir de ces influenceurs. « Le marché de masse est mort, remplacé par la masse des niches », nous dit le patron de Jin Agency, officine aidant ses clients – de multiples grosses entreprises – à développer une stratégie discrète de positionnement sur le web via l’identification algorithmique des bons comptes-relais, résumant ainsi la nouvelle stratégie d’influence bottom-up.

Les gardiens de la raison : les influenceurs de la science

« The Lobby of the House of Commons », par Liborio Prosperi alias « Lib » (1886). Caricature parue dans « Vanity Fair » © National Portrait Gallery, London

Quiconque a lu ou écrit sur certaines des questions ici traitées – les OGM, le climat, le glyphosate – sait que les mêmes arguments reviennent toujours dans ces débats : « corrélation n’est pas causalité », « c’est la dose qui fait le poison », « risque n’est pas danger », etc. Toute vidéo de debunking, que les nombreux youtubeurs sciences concoctent dès qu’une nouvelle fièvre gagne la toile, comme lors des récents débats sur les néonicotinoïdes ou la classification du glyphosate comme produit cancérigène par le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer), citera l’une de ces phrases. Bien sûr, dans l’absolu, ces propositions ne sont pas fausses : la différence entre corrélation et causalité, par exemple, est le b.a.-ba d’un cours de statistiques ou de philosophie des sciences. Mais rappelons la stratégie des marchands de doute pour écarter toute culpabilité de la cigarette dans le tabagisme passif : elle ne consiste pas à soutenir la thèse fausse d’un tabac inoffensif pour la santé, mais à promouvoir et publiciser l’investigation de la pollution sur les poumons. Or, s’il est bien vrai que les maladies respiratoires ont des causes multiples, dans ce contexte une telle vérité servait à faire diversion. Le radotage des quelques énoncés cités ci-dessus constitue une telle stratégie de dilution du fait gênant. Et nos trois enquêteurs ont dégoté un certain Henry Miller – pas l’écrivain – qui a bien listé ces éléments de langage il y a une vingtaine d’années pour expliquer à l’intention d’un groupe de cigarettiers la stratégie consistant à défendre la bonne (sound) science contre la mauvaise.

Avec cette percolation qui infuse les gardiens autoproclamés de la raison, se joue alors une confusion entre sciences et technologie : tel est l’autre aspect décisif du scientisme. Ceux qui émettent des réserves envers une technologie ou une autre – faucheurs d’OGM, critiques du glyphosate ou des néonicotinoïdes, antinucléaires, etc. – sont dans les productions scientistes assimilés assez vite à des hermétiques à la science, soit aux antivaccins, créationnistes ou complotistes, immunes à la vérité scientifique, avides de ces faits alternatifs qu’affectionne Donald Trump. #nofakescience notait ainsi en passant que la relative inocuité de pesticides comme le glyphosate est un fait scientifique comme l’évolution darwinienne. Or non seulement la technologie – donc l’industrie – n’est pas la science, mais l’évaluation des risques industriels n’est pas soumise aux mêmes standards méthodologiques que les articles scientifiques : pour des raisons bien compréhensibles, déjà, elle est souvent financée par les industries elles-mêmes, ce qui facilite les « biais de financements ».

Mais, précisément, les scientistes rejettent l’usage actuel du principe de précaution – trop de précaution nuit, aucune avancée disruptive ne peut exister si la règle est de s’abstenir quand on n’en sait pas assez. C’est l’innovation et la technologie qui sauvent les hommes, clame-t-on. En ce sens, le livre retrace judicieusement la « fable du DDT », cette légende inventée par des industriels selon laquelle l’interdiction de ce pesticide suite au livre de Rachel Carson, Silent Spring, en 1960 – un des jalons de la pensée écologique –, aurait fait mourir du paludisme des milliers d’enfants exposés ainsi aux moustiques. Or ladite interdiction n’a jamais été totale, et concernait exclusivement les emplois agricoles : légende fausse, donc, mais bien utile pour qui veut illustrer la supériorité du solutionnisme technologique sur tout rousseauisme naturophile.

Même si, à l’occasion des polémiques récentes, certaines erreurs factuelles ont été relevées (dates, affiliations, etc.), il est difficile de ne pas souscrire au constat qu’en France la stratégie de percolation porte ses fruits. Ainsi, les néonicotinoïdes, ces pesticides responsables de décès en masse d’abeilles, auxquels Stéphane Foucart a consacré un livre (Et le monde devint silencieux. Comment l’agrochimie a détruit les insectes, La Découverte, 2019), interdits par l’Assemblée nationale en 2018, viennent d’être réintroduits au prétexte qu’il faut sauver la filière betteravière française.

Mais on doute que ce livre-ci explique intégralement son objet. Tout d’abord, il tire trop de fils à la fois : plus on touche à des problèmes divers (OGM, féminisme, libéralisme, neurosciences, DDT…), moins on sera précis sur les enjeux. Ainsi, sur la psychologie évolutionniste, qui reçoit différents noms selon les pages, même un lecteur critique de cette science tiquerait devant l’usage de l’expression « déterminisme génétique » pour qualifier la discipline ; et Jonathan Haidt est un psychologue inspiré par Darwin, et non l’idéologue conservateur présenté dans le livre ; le politiste Mark Lilla n’est pas un thuriféraire libertarien, etc. Ces détails, qui affadissent l’argumentation, restent mineurs.

Toutefois, le lecteur pourra être gêné par un autre problème. Même si Les gardiens de la raison veille à ne pas tomber dans l’idéologie du grand complot en soulignant que les youtubeurs de science ne se concertent pas, que tous ces protagonistes souvent s’ignorent, que les firmes ne payent personne pour diffuser des messages vaseux sur le risque et le danger, on voudrait parfois dire aux auteurs que, de fait, corrélation n’est point causalité. Si quelques blogueurs se retrouvent dans une conférence avec deux patrons, telle que le livre en décrit, doit-on en déduire une stratégie généralisée ? Cet usage un peu cavalier de la culpabilité par association est manifeste dans un chapitre sur le renouvellement de l’édition scientifique et le rôle de Denis Kessler, qui a repris les Presses universitaires de France. Doit-on vraiment penser que tous les ouvrages produits par HumenSciences, son oligopole de l’édition, participent à un plan de reconquête libertarienne industrialo-compatible des esprits français ? Même si les auteurs auraient pu muscler leur propos en soulignant que, dans les pays moins démocratiques où ils ont des intérêts (Brésil, Asie du Sud-Est, etc.), les industriels dont ils parlent ne s’embarrassent pas de bottom-up et font taire leurs critiques à coups de Kalachnikov, ce qui suggérerait que la percolation décentralisée est la variante soft et sans complots d’une stratégie qui se fait plus frontale ailleurs [1].

C’est là qu’on aurait attendu un peu de philosophie pour justifier de telles analyses : en effet, que gardent en commun tous ces gardiens de la raison ? La confusion entre science et technique est certes caractéristique du scientisme défendu par ce groupe. Mais l’enjeu est aussi une certaine définition de la raison, faculté à la fois théorique, technologique, politique, pratique ; l’erreur des « gardiens de la raison » consiste-t-elle à n’en voir qu’une seule ? Ou bien leur manque de recul sur l’activité scientifique se laisse-t-il exploiter par les lobbys industriels ?

Enfin, ces gardiens n’auraient-ils pas parfois… raison ? Après tout, le principe de précaution n’est-il pas, aussi, stérilisant ? Quels critères, alors, pour distinguer ses usages bons et mauvais ? Dans quelle mesure les méthodes discutables par lesquelles des firmes imposent des idées sur le glyphosate ou les OGM discréditent-elles celles-ci ? Question philosophique complexe, et dont ce livre n’était pas le lieu, même s’il exige d’y réfléchir. Reste qu’en déployant une investigation systématique du discours populaire sur la science, il rassemble des pièces d’un puzzle que celui qui aime la science détectera isolément sans reconstituer l’image.

Cependant, là où la description identifie un phénomène, l’explication proposée semble, non pas inexacte, mais non exclusive. Ainsi du chapitre sur les nouvelles orientations des éditeurs dictées par la constitution d’un oligopole : s’il est exact que le remodelage des collections semble donner de l’espace à des libéraux, on pourrait toutefois aussi bien dire, en reprenant les noms qu’égrène le livre (Étienne Klein, Gaspard Koenig…), que les éditeurs, dans le conglomérat HumenSciences comme ailleurs, et même hors de l’édition – à la radio, dans les magazines, etc. – recherchent avant tout des figures connues. Après tout, Geoffroy de Lagasnerie, loin d’être un libéral, squatte les pages culture des hebdomadaires et tient une collection chez Fayard.

De manière générale, plutôt qu’une offensive des libertariens sur le marché de la culture et de la science populaire, on peut voir ici l’œuvre de logiques moins directement idéologiques et moins centrées sur des personnes : le recrutement systématique de « stars », vraies machines à faire rentrer de l’argent – dans des secteurs terriblement concurrencés par l’édition internet et le remodelage concomitant d’une structure tripartite de la production intellectuelle, qui longtemps vit se côtoyer un monde académique, un monde médiatique, et une zone grise les séparant, alors que cette zone grise maintenant tend à envahir les deux autres espaces [2]. Autrement dit, jusqu’à un certain point les logiques néolibérales de concurrence généralisée qui affectent l’Université, la redéfinition des zones culturelles, et l’incontournable recours aux réseaux sociaux à fins de promotion de soi, pourraient constituer une grille interprétative assez compatible avec les stratégies de percolation dévoilées par Les gardiens de la raison, et finalement les conditionner. Mais on est ici dans l’hypothèse ; il s’agit moins d’asserter que d’indiquer que les résultats descriptifs de l’enquête du trio critique accepteraient plusieurs hypothèses explicatives [3].


  1. Je remercie Philippe Jarne (CNRS, Montpellier) de m’avoir signalé ce point important.
  2. Sur la « zone grise », voir Huneman P., Barberousse A., « L’agriculture (bio) et l’événement. Retour sur un canular métaphysique », Zilsel, 2016, 1: 159-187.
  3. Merci à Pascal Engel, Philippe Jarne, Alice Lebreton Mansuy et Arnaud Saint-Martin pour leurs précieuses suggestions.

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