Terre de paradoxes

Il est toujours intéressant de voir quelle image les chercheurs étrangers ont des Français. Emile Chabal, historien d’Édimbourg, a choisi de procéder à des analyses qui se fondent sur nos contradictions, à partir du constat que se manifeste toujours « l‘appel perpétuel à l’unité nationale face à un peuple incapable de s’entendre sur les principes les plus élémentaires du vivre ensemble ». Il comptabilise six paradoxes, fractures persistantes qui parcourent la société française. Ceux-ci ne manquent pas de refroidir l’enthousiasme des « fervents francophiles » : quand ils en prennent conscience, ils reprochent aux Français « une certaine hypocrisie ». Pourtant, plus profondément, ces paradoxes attestent de « divisions insurmontables au sein de la société ».

Emile Chabal | Le paradoxe français. Une nouvelle histoire de la France contemporaine. Trad. de l’anglais par Patrick Hersant. Markus Haller, 280 p., 16 €

La Résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale, si elle a été magnifiée par le général de Gaulle, est contestée par l’auteur qui souligne que seuls 2 à 3 % des Français prirent des risques contre l’occupant. Néanmoins, « l’esprit de résistance », considéré comme un trait national, fut réactivé au point de devenir « un terme fourre-tout » appliqué à toute forme de contestation de l’État ; « il faut résister au capitalisme, aux patrons, au consumérisme, ou simplement à « la droite ». Pour certains gauchistes, la croix de Lorraine devint le symbole du fascisme d’État… Une statistique surprend Chabal : 43 % des Français se disent opposés au capitalisme contre 29 % des Italiens, 19 % des Britanniques et 9 % des Allemands. Le mouvement des Gilets jaunes illustre également cette « résistance » multiforme à l’État, au président de la République, aux déserts médicaux, à la fiscalité injuste. L’auteur pense que cette attitude est le revers de la défaite de 1940 mais que ces luttes successives ont combattu le renoncement des pouvoirs successifs « à l’idée d’unité nationale véhiculée par le récit gaulliste ».

Le Paradoxe français, Une nouvelle histoire de la France contemporaine, Emile Chabal,
« Portrait du citoyen Belley, ex-représentant des colonies », Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson (1797) (détail) © CC0/WikiCommons

Seconde contradiction : l’empire colonial, qui se veut républicain, étant indissolublement lié à la libération de la France, sa reconquête fut un objectif fondamental : à cette époque, « les Français sont obsédés par l’espace physique de leurs territoires d’outre-mer ». Ainsi, la France passa à côté de plusieurs occasions de négocier une retraite ordonnée. Chabal reconnaît que les colonies ont bénéficié, dès 1792, d’une représentation à l’Assemblée nationale et qu’« à la fin du XIXe siècle, la simple présence de députés noirs au parlement français reste un phénomène sans équivalent ». L’assimilation est de règle mais « la vision progressiste du colonialisme » devient intenable dans les durs conflits de libération nationale, en Indochine ou en Algérie. De plus, depuis 2000, des associations militantes, inspirées par la pensée postcoloniale anglophone, associent anticolonialisme et critique virulente du républicanisme contemporain, dénonçant un État toujours criminel.

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« La grandeur » chère au général de Gaulle a laissé son empreinte. Après-guerre, la France se relève, grâce à une politique économique planifiée (jusqu’en 1993), et entre dans la modernité. L’urbanisation, l’industrialisation, le développement de l’agriculture métamorphosent la société. En 1945, 45 % des chefs de famille étaient des travailleurs indépendants (commerçants, agriculteurs, entrepreneurs) ; en 1985, 85 % de la population sont des salariés, dont 20 % de cadres. Le boom économique atteint son apogée en 1965. De Gaulle parvient à faire passer le retrait d’Algérie, non comme une défaite, mais comme le fruit d’une décision politique. Le mouvement de Mai 68, dont on oublie qu’il fut « l’une des plus grande mobilisations ouvrières dans l’histoire contemporaine de la France », suscite un élan politique et culturel. Nonobstant, l’effondrement du système de Bretton Woods, provoqué par Nixon, et le choc pétrolier de 1973, dû à la guerre du Kippour, amorcent le déclin. Les planificateurs, habitués à stimuler l’économie avec de l’argent public, n’y parviennent plus. En 1975, on dénombre un million de chômeurs ; les cités, jadis « cités-dortoirs », deviennent des ghettos. Le déclin du pays s’accompagne de « l’incapacité à répartir équitablement les richesses et les protections sociales qui faisaient sa fierté pendant les années de croissance ». La nostalgie gaullienne de la grandeur fait des Français le peuple le plus pessimiste et déprimé d’Europe, qui se voit comme une nation « insulaire et divisée ».     

La France a la réputation d’être un pays où les grèves et les manifestions sont nombreuses alors que le taux de syndicalisation est un des plus faibles en Europe Chabal observe que, souvent, si « la gauche a pesé plus lourd que son poids électoral », depuis les années 1990, « la tradition révolutionnaire française s’est pratiquement éteinte ». De fait, le clivage droite/gauche, si important en France, s’est brouillé avec l’érosion continue des partis de gauche. S’il disparaissait, cela provoquerait « une révolution politique presque aussi puissante que celle qui a donné naissance à ces concepts ». Serait-ce définitif ? Quel sera le rôle du Rassemblement national ? L’auteur observe que la France, qui se veut rebelle, fut le plus souvent gouvernée par la droite.

« Histoire d’un coq et d’un bœuf », Piercy Roberts (1803) (détail) © CC BY-NC-SA 4.0/The Trustees of the British Museum.

L’effondrement du marxisme et la dilution du socialisme, le bicentenaire de la Révolution et la controverse à propos du foulard islamique ont redonné vigueur à un « républicanisme progressiste ». Dans les années 1990 toutefois, la droite a montré un intérêt croissant pour ce républicanisme et pour la laïcité, de même que Marine Le Pen, un peu plus tard, vers 2010. C’est un phénomène nouveau pour l’extrême droite qui traditionnellement méprisait les valeurs républicaines. Il y aurait donc un républicanisme de droite et un républicanisme de gauche… En conséquence, la bataille entre les groupes marginalisés et l’État français devient un combat sur le sens même du « républicanisme ». Quantité « d’organisations et de mouvements de protestation » expriment publiquement leurs idées sur leurs droits et leurs devoirs en tant que citoyens. On sait combien, par exemple, la loi de 2013 sur « le mariage pour tous » fit polémique.

« Aux yeux d’observateurs extérieurs, l’obsession des Français pour l’État a quelque chose de pathologique ». Ainsi, le mouvement spontané des Gilets jaunes, qui traduisait « le ras-le-bol des Français ordinaires », s’en prend à l’État, accusé de tous les méfaits, mais cherche à obtenir des réparations de ce même État. En effet, un État « technocratique sophistiqué » se tient toujours « en position de surplomb au sommet de la politique française ». D’où l’impression qu’ont les Français « que l’État s’immisce dans leur vie quotidienne ». Cela est toutefois compensé par un attachement régional souvent fort qui peut être interprété comme un symptôme de résistance à l’État « notoirement antidémocratique et non représentatif ». Le nombre d’associations – un million et demi en 2019 – en atteste. Emile Chabal suggère que cette mise en avant de la société civile est « une manière habile de transférer vers les individus la responsabilité des services publics ». Le paradoxe demeure que, si les Gilets jaunes ont montré que le citoyen local est une force politique, les Français ont du mal à accepter un indéniable déclin politique et culturel. La fin de la « Françafrique », l’élargissement de l‘Union européenne, la prééminence de l’Allemagne, ont en effet minoré l’influence de la France, qui se rêve pourtant encore en puissance mondiale.

La conclusion de l’ouvrage s’intitule « Un avenir incertain ». L’auteur reconnaît que la France est un pays « intensément historique », qui se distingue par la profondeur et la diversité de son engagement vis-à-vis de son passé. Si l’histoire fait partie du quotidien des Français, cet « empiétement du passé » n’est pas sans danger car il peut amener à ignorer les réalités contemporaines comme le chômage et les problèmes de racisme. Sur ce dernier point, Chabal remarque que l’octroi de la citoyenneté ne suffit pas car l’intégration est considérée comme un processus sans fin, d’où le risque d’avoir des citoyens de seconde zone, considérés comme insuffisamment intégrés.

Il faut reconnaître que l’État français a perdu sa belle assurance d’autrefois. L’avènement du néolibéralisme et le sentiment que tout gouvernement est incapable de contrôler les flux de capitaux et les transactions financières ont ébranlé le pouvoir politique. Aux yeux des Français, l’État est considéré comme un mal nécessaire et non plus comme un généreux bienfaiteur. C’est pourquoi la crainte de la contestation produit « une société bloquée ». Comme il est difficile d’imaginer une autre société, à la différence de 1968, « la réaction écrasante, ces dernières années, a consisté à ne rien changer ». Cette attitude défensive fait de la France « une entité fragile ». Le livre, qui ne peut que stimuler les débats, s’achève, humour britannique oblige, sur le slogan : « Soyez réaliste, demandez l’impossible ».