La confiscation de l’avenir

Si l’Histoire ne s’est sans doute jamais mise en grève, comme le proposait ironiquement Jean Baudrillard en 1992, elle est désormais et de toute évidence en plein travail. Alors que les cataclysmes se succèdent dans un mouvement de précipitation, on voit éclore une nouvelle forme de pensée apocalyptique parmi les milliardaires de la Silicon Valley. Ce maelström idéologico-technologique est encore trop méconnu en France. Apocalypse Nerds tente d’y remédier en faisant mieux connaître le positionnement théorique, la stratégie et la puissance de ces courants de pensée et de leurs réseaux.

Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet | Apocalypse Nerds. Comment les technofascistes ont pris le pouvoir. Divergences, 200 p., 17 €

L’autrice et l’auteur, les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, ont décidé de les réunir sous l’appellation de technofascisme. Signe évident que nous avons encore du mal à délimiter ce qui se joue, les appellations fleurissent : fascisme de la fin des temps, selon Naomi Klein et Astra Taylor, technoféodalisme selon Cédric Durand, cyberfascisme pour d’autres… L’enjeu de compréhension est majeur car, comme l’écrivent très justement les auteurs dès l’introduction, ce qui a commencé n’est rien de moins « qu’une lutte silencieuse pour la signification du futur ».

Une des forces d’Apocalypse Nerds est sa capacité à lier la question intellectuelle à la question stratégique. Pour le dire autrement, les auteurs parviennent, tout au long du livre, à décrire la façon dont la production théorique des tech bros est toujours accomplie dans l’objectif de conquérir le pouvoir. C’est d’ailleurs à travers des opérations stratégiques – celles que les apocalypse nerds ont déjà commencé à accomplir – que le livre se structure, en trois temps : I. Conquérir ; II. Fragmenter ; III. Franchir.

Alors que l’accélération du temps historique et la propagation continue des dévastations réveillent l’idée selon laquelle nous serions désormais entrés dans les temps de la fin, l’ouvrage s’ouvre naturellement sur une analyse, un peu sommaire – esprit de synthèse oblige –, des filiations intellectuelles entre l’idéologie de la Silicon Valley et les pensées de l’Apocalypse. Une des premières figures à apparaître dans l’ouvrage est ainsi celle de Peter Thiel, fondateur du système de paiement en ligne PayPal, PDG de la firme de surveillance globale Palantir Technologies, magnat multimilliardaire du big data et de l’IA et maître à penser des technofascistes. Comme Elon Musk, Peter Thiel, catholique fondamentaliste, a grandi dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Il proclamait dès 2007 dans The Straussian Moment que « l’Amérique doit sa grandeur non seulement à son adhésion habituelle aux principes de liberté et de justice, mais aussi à ses écarts occasionnels par rapport à ces principes ». Dix jours avant l’investiture de Donald Trump, il publiait un éditorial dans le Financial Times, professant la dimension apocalyptique de notre contemporanéité. Ces temps de la Révélation dessineraient un moment stratégiquement fécond, une ouverture possible afin de créer un ordre nouveau, enfin débarrassé de ce qui apparaît à ses yeux comme les lourdeurs et les contrepoids de la démocratie représentative.

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Elon Musk brandissant la « tronçonneuse pour la bureaucratie » offerte par le président argentin Javier Milei lors de la Conservative Political Action Conference de 2025 © CC BY-SA 2.0/Gage Skidmore/WikiCommons

Les choses sont claires : il s’agit, pour cet homme très influent et galvanisé par le deuxième mandat de Donald Trump, de faire émerger un ordre alternatif, « un rêve d’ingénieur fondé sur l’efficacité et l’intelligence », dont la condition d’émergence est l’éradication totale des droits humains. Mobilisant Zeev Sternhell ou Umberto Eco pour analyser la dimension fasciste de la pensée des milliardaires de la tech qui gravitent autour de Donald Trump, les auteurs tentent de savoir si la focalisation technologique de Peter Thiel et de ceux qui l’entourent reconfigure des formes plus classiques de fascisme.

Afin de répondre à cette question, l’essai effectue une plongée véritablement effrayante dans les entrailles idéologiques du technofascisme. Ce qu’il dessine, à travers sa description de rêves transhumanistes, de cité-états sécessionnistes, d’eugénisme dopé à la reconnaissance faciale et d’adoration messianique de l’IA, c’est la possibilité réelle d’un futur infernal, déjà en train d’être construit depuis les germes du présent. En effet, non seulement les tech bros sont déjà à la manœuvre depuis la Maison-Blanche, mais leurs idées s’élancent depuis la dimension coloniale, autoritaire et patriarcale du capitalisme contemporain.

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Mobilisant et synthétisant les travaux de Thibault Prévost (Les prophètes de l’IA. Pourquoi la Silicon Valley nous vend l’Apocalypse, Lux, 2024), de Quinn Slobodiann (Le capitalisme de l’apocalypse. Le rêve d’un monde sans démocratie, Seuil, 2025) ou encore de Douglas Rushkoff (non traduit en France) et de nombreux autres, l’ouvrage s’impose comme une introduction importante aux filiations théoriques des penseurs et stratèges du Dark Gothic MAGA, comme l’avait appelé Elon Musk. Si l’on peine parfois à comprendre son positionnement théorique ou sa structure, l’ouvrage se rattrape en mettant de nombreuses références à contribution, de l’anthropologue James C. Scott au penseur critique Mark Fisher – mais c’est au risque de la dispersion.

Un de ses postulats centraux est de considérer l’incohérence intellectuelle des apocalypses nerds comme constitutive de leur pensée et de leur stratégie – un positionnement que les auteurs intitulent la pensée en API (pour Application Programming Interface). La pensée en API consisterait, plutôt qu’à construire une proposition intellectuelle systématique, à englober dans un même mouvement des références, énoncés et propositions esthétiques potentiellement contradictoires, afin de les réutiliser en fonction des objectifs politiques recherchés. « Chaque énoncé devient une brique logicielle à activer, à exécuter dirait un développeur, selon les objectifs politiques du moment, de manière incrémentale. »

Les auteurs considèrent également la désorganisation apparente des sphères de pouvoir gravitant autour de Donald Trump comme une stratégie politique, reprenant en cela l’analyse que Franz Neumann avait faite du Troisième Reich. En écho au Léviathan de Hobbes, Neumann avait nommé Béhémoth l’organisation de l’État hitlérien. Plutôt que la verticalité organisée et hiérarchisée de manière pyramidale du Léviathan, une multiplicité d’officines et de seigneuries, dont la mise en concurrence aiguise les appétits et fait régner une culture de la méfiance. Cette « gouvernance par le désordre » permet de faire cohabiter et rivaliser des courants politiques jusqu’ici divergents : « le nœud Wall-Street-Silicon-Valley ; les think tank néoconservateurs opposés au New Deal ; et le monde ultra-connecté de l’anarcho-capitalisme et de l’accélérationnisme de droite », décline Quinn Slobodian.

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Le président Donald Trump avec des journalistes, Elon Musk et X Æ A-Xii dans le bureau ovale de la Maison-Blanche (11 février 2025) © CC0/WikiCommons

Tous, jusqu’ici, sous la gouvernance de Trump, arrivent à peu près à s’entendre. Les néo-réactionnaires tels que Peter Thiel espèrent bien que cela aboutira au « changement de régime » que l’idéologue Curtis Yarvin préconise. En somme, libérer les freins à la technologie, concentrer le pouvoir et l’argent dans les mains de quelques-uns, dominer l’ordre mondial, et, à terme, faire sécession des nécessités terrestres en uploadant son âme éternelle sur le cloud, bio-hacker son enveloppe charnelle pour se rapprocher de l’immortalité, ou encore, coloniser Mars, pour ne citer que quelques-unes des rêveries apocalyptiques qui structurent leurs imaginaires.

Là où l’essai pèche un peu, c’est sans doute dans les voies de sortie qu’il propose (mais le défi est difficile), reprenant avec peu d’incarnation les propositions d’alliances inter-espèces que la philosophe et biologiste Donna Haraway appelle de ses vœux. Le dernier chapitre s’intitule « Défaire le réalisme technofasciste », paraphrasant ainsi Le réalisme capitaliste de Mark Fisher, un essai assez désespéré sur l’impossibilité de penser un en-dehors du capitalisme. Il apparaît pourtant que le technofascisme ne s’est pas encore imposé dans les consciences comme le seul avenir imaginable. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est essentiel et urgent d’en parler, de lire et d’écrire à ce sujet, car c’est bien « une lutte silencieuse pour le futur » qui se joue, dès maintenant.

Deux articles un peu plus focalisés, tous deux parus cette année, permettront également d’y voir plus clair sur cette nébuleuse où se croisent néoréactionnaires, nationalistes chrétiens, accélérationnistes de droite, néoconservateurs et libertariens (ces courants n’étant d’ailleurs pas toujours antinomiques). Il s’agit de « Dark Gothic MAGA » de Norman Ajari, paru sur lundimatin et de « La montée du fascisme de la fin des temps » de Naomi Klein et Astra Taylor, initialement paru dans The Guardian et traduit en français sur le site de la revue Terrestres.

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Dans le premier, Ajari conduit une analyse éclairante sur le rapport à l’esthétique de ce qu’il nomme, lui, le cyberfascisme. S’appuyant notamment sur une citation de Walter Benjamin (« Le fascisme tend logiquement à une esthétisation de la vie politique »), l’article de Norman Ajari permet de mieux comprendre ce qui se joue dans l’apparente incohérence du « Dark Gothic MAGA ».

Dans le second article, Klein et Taylor montrent en quoi nous pouvons considérer que Trump, Musk, Thiel et consorts sont aux prises avec une forme de pensée survivaliste : l’accaparement prédateur des ressources se comprend aussi comme relevant d’une logique de bunkérisation, de préparation à l’Armageddon – le grand affrontement final. L’article propose de contrecarrer la volonté de dépassement des limites propres aux ténors de la Silicon Valley en réactualisant la notion yiddish de doikayt qui était centrale dans le Bund et que l’on pourrait traduire par « le fait d’être ici » (et non vers un ailleurs toujours à conquérir).

Parmi les ressources mobilisables pour approfondir sa réflexion, difficile de ne pas citer également Eddington, le brillant dernier film d’Ari Aster, traversé de manière sous-jacente par l’ombre des GAFAM. Une campagne électorale bat son plein, le western commence, mais, en arrière-plan, le data center tourne à plein régime.

Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas fini d’entendre parler de cette dernière mutation du capitalisme technologique et de ceux qui tentent de la mettent en œuvre. En permettant de mieux comprendre les dangers que nous font courir les gourous américains de l’IA – et leurs relais notamment en France –, Apocalypse Nerds contribue de manière salutaire à une nécessaire réflexion collective.