Dans ce livre, Philippe Hanus retrace la trajectoire des membres du groupe Carte de séjour, en même temps qu’il revient sur l’histoire de la France pas si douce des années 1980. Il parvient à dresser un portrait sensible qui rend autant hommage aux qualités musicales du groupe qu’à leur rôle dans les luttes antiracistes de l’époque.
Historien et grand amateur de musique, l’auteur commence par raconter sa propre jeunesse dans le Jura, sa passion pour la musique, le groupe de rock qu’il a monté et sa découverte de Carte de séjour lors d’un passage à Lyon lorsqu’il avait dix-huit ans. Des décennies plus tard, à la faveur d’un colloque, naît l’idée de consacrer un ouvrage au groupe qui ne soit pas seulement l’œuvre d’un fan inconditionnel et dépasse l’étude sociologique. Le parcours de Carte de séjour est conté et analysé, grâce – entre autres – aux témoignages de deux de ses membres : Jérôme Savy et Mokhtar Amini. C’est à ce dernier et à son frère aîné, Mohamed, que l’on doit l’envie de créer le groupe.
Les frères Amini sont originaires de Casablanca, ils grandissent dans la cité de Rillieux à Lyon. Mohamed joue de la guitare, Mokhtar de la basse sans basse (sur une guitare), tous les deux répètent dans une salle sans fenêtres. Quand Rachid Taha, originaire d’Oran, les rejoint, il se met au chant et à l’écriture des textes, en arabe. Le choix de l’arabe est venu, semble-t-il, naturellement pour Taha, même si, à leurs débuts, les membres de Carte de séjour ne parlaient pas bien la langue. Ils utilisaient un arabe assez basique mélangé au français, qui est clairement devenu la marque de fabrique du groupe.
Dans l’univers rock, l’anglais était de mise : parfois pour les paroles, très souvent pour les noms de groupes. Les frères Amini et Rachid Taha, eux, choisissent un nom français, « Carte de séjour », qui renvoie à un document administratif « spécifiquement destiné à l’identification des non-nationaux, pour le mettre au service de leur création, les rockers de la banlieue lyonnaise, violemment assignés à une identité sociale d’ »autre », se nettoient du stigmate qui les a souillés puis se mettent en scène, en jouant sur les stéréotypes, en tant qu’ »étrangers d’ici », porteurs d’un imaginaire barbare ». Jouant de leur étrangeté, ils expérimentent des sonorités nouvelles et ne tardent pas à se faire connaître. Ils fréquentent les lieux clés de la scène rock de la ville : le magasin d’instruments Grange Musique qui soutenait les jeunes groupes, la salle Rock’n’Roll Mops qui n’a existé que pendant deux mois, mais qui a créé une réelle dynamique dans le milieu, et enfin les MJC qui constituaient à l’époque des lieux de rencontre importants pour les jeunes groupes et qui drainaient beaucoup de public.
D’autres espaces, non physiques, ont permis l’émergence de la scène rock, comme les radios libres ou les fanzines dont Philippe Hanus a fouillé les archives –comme il l’a fait de la presse traditionnelle – à la recherche des critiques parues sur le groupe. Il cite celle qui l’a fait connaître en dehors de Lyon, signée « Élisabeth D. – infatigable dénicheuse de talents ». Très élogieuse, elle écrit : « Carte de séjour ne joue pas un folk électrifié et rasoir. Ils jouent du rock. Mais un rock bien à eux, celui d’une nouvelle génération qui n’a plus le complexe d’être arabe en France. »

Quand le groupe commence à tourner, en 1981, il y a des soulèvements dans les banlieues de Lyon. Et évidemment, si l’on s’intéresse à Carte de séjour, ce n’est pas pour leur musique : « Le contexte politico-médiatique très lourd de la fin de l’année 1981 fait que la valeur ajoutée artistique de Carte de séjour passe au second plan et que l’on va faire de ces « rockers de banlieue » des héros positifs, des pompiers mobilisés pour éteindre l’incendie qui embrase les quartiers populaires. »
Sans être des pompiers, les membres du groupe se préoccupaient réellement des questions sociétales. Rachid Taha, notamment, était proche des militants de Lyon, comme des militantes de « Zaâma d’banlieue », un collectif de femmes originaires du Maghreb qui défendait les droits des jeunes issus de l’immigration. Le premier titre du groupe, Zoubida, raconte le destin d’une femme que l’on a voulu marier de force et pourrait être vu comme une chanson féministe. Mais là encore, on a voulu en faire une lecture rattachée à l’émigration, alors que Taha précise : « C’est marrant parce que Zoubida on aurait pu l’appeler Chantal, Françoise ou Martine. Les gens, dès qu’on parle des problèmes de la femme, ils se limitent à dire, c’est le problème des pays arabes, des pays musulmans, mais en fait le problème se pose en France et dans les pays occidentaux, qu’à la limite je trouve encore plus hypocrites. »
Grâce au livre, on replonge dans l’actualité de l’époque et c’est vertigineux. En 1980 déjà, le groupe avait participé à un concert intitulé Rock against Peyrefitte, le ministre de la Justice qui mettait en place un appareil législatif sécuritaire. Ils ont par la suite pris part à plusieurs actions contre le racisme décomplexé qui était alors à son apogée, notamment dans les médias. Le groupe, très visible à l’époque, en a fait les frais, des radios déprogrammaient leurs chansons à cause d’appels d’auditeurs qui ne voulaient pas d’Arabes à l’antenne ; des disquaires refusaient tout bonnement de vendre leurs disques.
Quand ils passent dans l’émission « Mosaïque », ils sont encore associés aux émeutes en banlieue à Lyon : « ils ont mis des bagnoles derrière nous et déjà ils nous ont collé l’étiquette ». Sur le plateau de l’émission « Droit de réponse », ils sont invités en compagnie d’artistes de variétés pour parler du « show-business dans la chanson ». Après le passage du groupe, les autres invités réagissent : « Aimable est le premier à réagir : « tant qu’ils feront de la musique comme ça, je pourrai encore jouer quarante ans ». Madame Molinier s’interroge : « pourquoi ne pas faire venir un groupe français ? « ». Heureusement « des injures fusent aussitôt du public ».
Les médias sont violents, mais dans les rues de France c’est bien pire, les Arabes meurent assassinés. La liste est si longue que l’on parle d’« arabicides » : « Habib Grimzi, ou encore Kader de Vitry, tué le 16 février 1980 par un concierge d’immeuble ; Lahouari Ben Mohamed, tué par un CRS le 18 octobre 1980 ; Abdennbi Guemiah, mortellement blessé par un tir de 22 long-riffle le 23 octobre 1982 ; Wahid Hachichi, tué à Lyon le 28 octobre 1982 ; Taoufik Ouanès, un enfant de neuf ans tué à La Courneuve ; Djamel Itim, dix-neuf ans, et Djamel Kherkour, vingt-trois ans, tués à Montreuil par un ancien vigile le 9 août 1983… » Dans leur chanson Nar, le groupe rend hommage à tous « leurs morts ». Il interprète pour la première fois le titre à l’arrivée de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, une marche qui « s’inscrit dans un contexte de recrudescence des assassinats de jeunes à l’échelle nationale, particulièrement durant l’été 1983, et prolonge des initiatives visant à désamorcer la violence entre jeunes et police ».
Même si la visée de la marche est claire, imperceptiblement, le vocabulaire dans les médias glisse : de revendications politiques il est de moins en moins question, on ne parlera plus que de « marche des beurs ». Le beur étant, on le comprend très bien grâce au livre, le pendant culturel, pop, de l’émigré. Une opposition est alors créée de toutes pièces entre beurs, jeunes bien intégrés et politisés et les vieux immigrés travailleurs analphabètes. Le beur devient à la mode, quand les chibanis sont oubliés.

L’ironie étant un trait incontestable du groupe, ils décident d’enregistrer une reprise de la chanson de Charles Trenet, Douce France : « une déclaration d’amour à la « France éternelle », égrenant en images d’Épinal volontairement simples une suite de souvenirs liés à l’enfance ». Sans rien changer aux paroles, en ajoutant simplement les sonorités et l’énergie rock du groupe, ils donnent une seconde jeunesse à la chanson, non sans créer des offuscations, menant à un étrange moment où le disque est distribué aux députés de l’Assemblée nationale… C’est sans aucun doute la chanson qu’on associe le plus au groupe, alors qu’il ne s’agit pas de leur composition et que leur répertoire compte deux albums et demi regorgeant de « tubes », ce que ne cesse de rappeler Philippe Hanus en chroniquant chacun de leurs titres. Mais on aime s’accrocher à ce qu’on connaît, et avec Douce France au moins tout le monde comprend les paroles, au contraire des titres qui sont en arabe.
L’auteur ne manque pas de faire le rapprochement avec la « polémique franco-française, suscitée par la participation d’Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris. Après le 26 juillet 2024, il s’est trouvé d’assez nombreuses voix racistes, dans les milieux de l’extrême droite et au-delà, pour s’élever contre le « caractère indécent » de l’interprétation de « Djadja » au pied de l’Institut de France, par la chanteuse accompagnée des musiciens de la Garde républicaine. Au-delà de sa couleur de peau et de sa musique, c’est la langue dans laquelle celle-ci s’exprime qui semble poser problème ; cette langue française qui est le fondement de l’identité nationale et qu’elle déconstruit à sa façon ».
On y pense tout au long de la lecture. Combien de parallèles de ce genre peut-on faire entre la décennie 1980 et ce qui se passe aujourd’hui ? Une anecdote qui n’a pas de lien direct avec Carte de séjour frappe dans le livre. On apprend que le groupe Bérurier Noir sort l’hymne antiraciste et internationaliste Salut à toi ! « après que le Front national eut enregistré pour la première fois un score à deux chiffres, avec 11 % des suffrages aux élections européennes de 1984 ». Avec les crimes racistes, l’extrême droitisation des médias et l’extrême droitisation tout court, il y a aujourd’hui comme une impression de vivre un dangereux recommencement, un retour du même – ou du pire. Il y a alors peut-être urgence à réécouter les titres de Carte de séjour et à se plonger dans leur histoire, pour trouver des ressources pour une résistance culturelle, essentielle en ces années 2020.
