Un secret sans secret

Que se passe-t-il quand un « fou sans Dieu » (Cercas lui-même) rencontre un « fou de Dieu » (le pape François) dans un avion en vol pour la Mongolie ? Pas grand-chose et beaucoup à la fois. Il est question de la résurrection de la chair. Et du mystère de la foi. C’est l’objet du dernier livre, déroutant, de Javier Cercas – un récit bizarrement appelé roman dans l’édition française, mais qui tient plutôt de la chronique de cour épiscopale.

Javier Cercas | Le fou de Dieu au bout du monde. Trad. de l’espagnol par Aleksandar Grujičić et Karine Louesdon. Actes Sud, 480 p., 24,50 €

Il y a des bulles. Et il y a des pavés. Les unes sont commises par les papes, les autres par les écrivains consacrés. Il faut que Javier Cercas le soit pour avoir été choisi par les services de communication et d’édition du Vatican pour faire la chronique du voyage du pape François en Mongolie, lieu de mission à la périphérie des empires chinois et russe. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une commande : seulement d’une proposition que l’écrivain a acceptée – tout athée qu’il est (ou prétend être, car on finit par en douter un peu). Proposition ou mission ? Ce n’est pas clair. Toujours est-il qu’il l’a acceptée pour pouvoir tout simplement « interroger le pape sur la résurrection de la chair et la vie éternelle » ; et, surtout, lui demander si sa mère, très catholique, pourra retrouver son père dans l’au-delà. Il entend obtenir une audience et rapporter à sa mère la réponse de François. À tous ceux qu’il rencontre, même les plus croyants, il explique cela (comme par un humour très sérieux de répétition dont Cercas est coutumier), et ils semblent se demander s’ils ont bien fait de le choisir pour cette mission.

Mais Cercas est, outre un bon fils, un bon écrivain, et « un écrivain, c’est un type qui se pose des problèmes on ne peut plus complexes et qui, au lieu de les résoudre ou d’essayer de les résoudre comme le ferait n’importe quel individu sensé, les rend plus complexes encore » (La vitesse de la lumière). Est-ce aussi ce que fait le pape François ? L’entretien a lieu au milieu de la chronique mais l’auteur prend soin d’en repousser la révélation au tout dernier temps du livre – y compris pour ses complices du Vatican. Que lui aura-t-il répondu ? « Quel est le secret de ce pape ? »

Laissons la surprise de la réponse (en deux temps) et la récompense de leur patience aux lecteurs et demandons-nous plutôt : est-ce là le fameux « point aveugle » que la théorie de Cercas prétend placer au centre de toute œuvre littéraire digne de ce nom ? On en connaît plusieurs exemples, qui ont fait à juste titre la renommée de son œuvre, comme l’énigme de la clémence du soldat républicain à l’égard du hiérarque phalangiste, le poète Rafael Sánchez Mazas, dans Soldats de Salamine, ou l’incompréhensible courage indifférent d’Adolfo Suárez lors des coups de feu du colonel Tejero, aux Cortes, pendant la tentative de coup d’État de 1981, dans Anatomie d’un instant. On sait que, pour Cercas, « écrire un roman consiste à plonger dans une énigme pour la rendre insoluble, non pour la déchiffrer (à moins que la rendre insoluble ne soit, précisément, la seule manière de la déchiffrer). Cette énigme, c’est le point aveugle, et le meilleur que ces romans ont à dire, ils le disent à travers elle : à travers ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution. Ce point aveugle, c’est ce que nous sommes ». Est-ce là le lieu où retrouver le pape, dans le bureau secret d’un avion qui mène en Mongolie ? Est-ce là le lieu des questions sans réponses, auxquelles est vouée la littérature – elle dont les « vérités ne sont jamais claires, précises et manifestes, mais ambiguës, contradictoires, polyédriques, fondamentalement ironiques » ? Javier Cercas en aura-t-il encore le courage, et en prendra-t-il toujours la responsabilité, alors que sa question est celle-là même de la foi chrétienne (ce « superpouvoir »), et que sa mère en attend (ou en connaît déjà) la réponse, pleine et entière ?

Le pape François lors d’une audience privée pour le Centesimus Annus Pro Pontifice (Vatican, 2013) © CC BY-SA 3.0/Christoph Wagener/WikiCommons

De ce suspense eschatologique naît, non pas un roman, mais une longue chronique, principalement consacrée à explorer, jour après jour et au fil de nombreux entretiens avec l’entourage du pape et les missionnaires de Mongolie, le mystère de la personnalité et de la doctrine (spirituelle et politique) de Bergoglio, alias François. Ainsi que du mystère du « Saint-Office », dont Cercas rencontre le chef, un sympathique « Grand Inquisiteur » argentin, dans un dernier entretien qui s’avère, avec un coup de pouce de Borges, décisif. Au passage, on éclaircit quelques points historiques sur le jésuitisme ou la civilisation mongole, on découvre nombre de destins admirables et édifiants, et on bénéficie de mises au point lexicologiques (synodalité, dicastère, post-sécularisation…). On trouve même le moyen (presque sacrilège) de rectifier la fin de Habemus papam, le film de Nanni Moretti.

« Ne me reviens pas en soldat de François ! », lui lance sa femme avant son départ. On s’en inquiète avec elle. Car tout trahit la foi grandissante en Bergoglio, à défaut de celle en Jésus – dont son adolescence aux temps maudits de l’Église franquiste, et la lecture d’Unamuno et de Nietzsche, ont jadis écarté Cercas. « Tous missionnaires ! », propose-t-il même, à son retour de Mongolie, pour résoudre les problèmes de l’Église. Mais quel est donc ce livre que nous lisons ? L’auteur juge qu’il ne pouvait être qu’« un méli-mélo, un mélange extravagant de chronique et d’essai et de biographie et d’autobiographie » ; « il pouvait être et devait être également une quête, une sorte de thriller, une traque, parce qu’il traiterait d’un fou qui poursuit un autre fou jusqu’au bout du monde pour l’interroger sur la résurrection de la chair et la vie éternelle. » Ce livre devait être un « scandale », même, à la mesure de sa question. Mais qu’a-t-il vraiment d’extravagant, et que clame-t-il de scandaleux, loin de la steppe mongole ? Faisant exception aux scrupules de la chronique, le pastiche du poème de Nicanor Parra faisant l’éloge du « fou de Dieu » qu’était le Christ d’Elqui suffit-il à cette extravagance ?

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On peut en douter. On est loin du scandale passé de l’éloge de L’imposteur. On finit même par être un peu embarrassé pour Javier Cercas. Qu’est devenu son art de la ruse ? sa capacité à contrarier les interprétations d’usage ? son goût salutaire pour les solutions de l’imagination ?Javier Cercas l’athée est paradoxalement guidé par le souhait d’interroger le pape sur la résurrection de la chair et la vie éternelle, et, comme il « n’est pas adepte des métaphores », il espère retrouver ainsi, dans son écriture et dans sa vie, la puissance du littéral. Peut-être est-ce là la clé secrète, augustinienne en son fond, du livre ? François, ou comment se débarrasser des métaphores. Et enfin communier avec sa mère. Aussi le livre est-il transverbéré d’un désir de ressemblance de l’auteur avec Bergoglio et sa persona de pape : Bergoglio croit dans la faculté de « discernement », dans la vertu du témoignage et dans la qualité de l’art comme connaissance de ce qui n’est pas connu ; « ni de droite ni de gauche », il fait l’éloge des premiers missionnaires à la Matteo Ricci, et Cercas celui des missionnaires de Mongolie, capables de « donner leur vie en holocauste pour un monde meilleur ». François ne serait même pas loin, tout pape qu’il est, d’être aussi anticlérical que Javier.

On s’aperçoit finalement que pour Cercas le pape François est en religion ce qu’est l’écrivain idéal en littérature. Un modèle « quintessentiel » mais familier, dont on s’approche rarement, et pour trop peu de temps. « Un pape qui est fou à lier / Comme moi / Et aussi un pape qui est magnifiquement judicieux / Comme moi / Et aussi comme don Quichotte ». Rien que ça. Depuis que ce livre a été écrit, le pape François est mort, et la mère de Javier Cercas aussi. On mesure mieux, à le savoir, la résonance de ce livre singulier, qui leur souhaite tacitement de se retrouver, heureux, dans la vie éternelle.