La Révélation, venue de quel ailleurs ?  

Jean-Luc Marion, qui vient de publier D’ailleurs, la révélation, occupe une place singulière dans la pensée contemporaine. Héritier intellectuel d’Étienne Gilson, il a fait sien le projet de penser sa foi catholique en toute rigueur philosophique. Il n’ignore pas que Heidegger compare l’entreprise d’une philosophie chrétienne à un « morceau de fer en bois » mais, loin de s’arrêter à cette contradiction, il la prend pour un défi à relever.


Jean-Luc Marion, D’ailleurs, la révélation. Grasset, 592 p., 29 €


La question fondamentale se pose en termes assez simples mais il est peut-être impossible d’y répondre. Il va de soi qu’un philosophe peut être chrétien, la question est de savoir s’il peut l’être en tant que chrétien. Quand l’abbé Georges Lemaître a conçu un atome primitif de l’univers, il a souligné qu’il le faisait en tant que scientifique et non en tant que prêtre, même s’il savait bien quel usage pouvait être fait de ce concept en termes créationnistes. Après avoir compris qu’il était inutile d’insister, le pape Pie XII sut d’ailleurs conserver une grande prudence. Ce qui est clair pour un physicien ne l’est pas autant pour un philosophe. Il devrait pourtant aller de soi que le strict domaine de la raison ne peut s’ouvrir au surnaturel. Et pourtant, comme toute frontière, celle-ci fut à maintes reprises franchie. Cela vaut-il la peine ? Le risque est que le choix d’un côté se fasse au détriment de l’autre.

La coupure passe moins entre croyants et incroyants qu’entre esprits religieux et philosophes, entre Pascal et Descartes. Attachés qu’ils sont à leurs certitudes, les premiers persistent à juger les seconds « inutiles et incertains ». Jean-Luc Marion s’efforce de combler cet écart et de décrire en termes proprement philosophiques une notion aussi clairement religieuse que celle de vérité révélée. Cela l’amène du côté de la phénoménologie heideggérienne.

Il le fait dans un style piquant au sens des cactus. Est-ce l’héritage des heideggériens de Paris ? Ou, plus lointainement, celui d’une tradition ancrée chez nombre d’intellectuels catholiques ? Ce n’est peut-être pas une alternative, sachant que Heidegger est né et mort en catholique. Marion partage leur agressivité contre ceux qui n’adhèrent pas pleinement au dogme et peuvent, tout au plus, être de ces « athées bienveillants » que l’on ne se cache pas de tenir pour de la menue monnaie. Le ton rappelle celui adopté par saint Ambroise répondant en 384 à cette incarnation de l’idéal intellectuel antique qu’était Symmaque. Celui-ci avait dit : « le ciel nous est commun à tous, le même univers nous entoure, qu’importe la philosophie par laquelle chacun cherche la vérité ? Un seul chemin ne suffit pas pour accéder à un si grand mystère ». L’évêque de Milan, alors le plus influent personnage de l’Église, répondit : « Ce que vous ignorez, vous, nous l’avons appris, nous, de la bouche de Dieu. Ce que vous cherchez par des conjectures, nous en possédons la certitude, reçue de la sagesse et de la véracité de Dieu. »

Il est difficile d’engager un dialogue avec le porteur d’une pareille intransigeance, quand on se sent plutôt l’héritier de Symmaque. Comment oser intervenir dans un débat vieux de presque deux millénaires, qui a vu se confronter les plus subtils philosophes et théologiens ? Le lecteur d’un tel livre de théologie rédigé par un philosophe de renom se sent d’emblée délégitimé pour émettre des considérations qu’il s’attend à voir étiquetées comme hérétiques ou naïves par celui qui, en tant que penseur catholique, bénéficie de l’incommensurable privilège de détenir la Vérité. Osons quand même en parler.

D'ailleurs, la révélation, de Jean-Luc Marion : venue de quel ailleurs ?

Le philosophe Jean-Luc Marion © J.-F. Paga

Puisque le christianisme est une religion révélée (comme toute religion digne de ce nom), s’efforcer de comprendre ce qu’il en est de la révélation touche directement le cœur de ce fait religieux. Reste à savoir de quoi l’on parle, et c’est la principale difficulté que rencontre le lecteur. Il y a en effet deux emplois possibles du mot « révélation » en ces matières. L’un, assez général, qui est de qualifier le christianisme, et plus généralement les trois traditions issues de la Bible, de « religions révélées », sous-entendant par là qu’il y a en elles quelque chose qui excède la raison. Mettons : de surnaturel. On peut aussi prendre le mot en un sens plus restrictif et plus précis, et s’attacher aux expériences vécues par Moïse au Sinaï, Paul sur le chemin de Damas, Mahomet écoutant l’ange Gabriel, ce qui est tout autre chose que de découvrir d’un coup que l’on maîtrise le ski. Peut-être ces expériences ont-elles quelque chose à voir avec celles qu’ont connues les divers prophètes et les auteurs de littérature apocalyptique ; la question mérite d’être posée.

Dans le Nouveau Testament, Paul et Jean qualifient ces expériences de « révélation », en usant du mot grec apocalypsis qui est l’exact équivalent de notre « dévoilement ». Étonnamment, Marion écarte d’emblée cet usage du mot en arguant qu’il s’est très vite cantonné aux discours que nous disons « apocalyptiques ». C’est oublier des usages comme celui qu’en fait Paul lorsque, dans la deuxième épître aux Corinthiens (12, 2 sq.), il raconte comment il eut des « visions et révélations » quatorze ans auparavant, sans doute lors de son éblouissement sur le chemin de Damas. Marion aurait pu également regarder de près comment Jean présente son Apocalypse, quelle relation il instaure entre le thème de la « révélation de Jésus-Christ » et celui du témoignage.

Il va de soi que Marion connaît bien ces textes et qu’il est évidemment libre de choisir ceux qui importent à sa démarche. Mais la question se pose dans la mesure où il prétend penser la révélation à partir de la phénoménalité : pourquoi, dès lors, ne pas commencer par décrire les expériences de révélation (apocalupsis) évoquées en particulier par Paul à propos de lui-même ? Si l’on conjugue le passage des Actes des apôtres (9, 1-19) racontant l’illumination sur le chemin de Damas avec ce que l’apôtre lui-même en dit dans la deuxième épître aux Corinthiens (12, 1 sq.), ainsi qu’à ce qu’il dit (2 Cor, 3, 13 sq.) du voile que portait Moïse et des conditions dans lesquelles celui-ci se « dévoilait », il y aurait matière à une belle description phénoménologique de l’expérience de la Révélation telle qu’elle peut être vécue.

Si Marion contourne ces passages, c’est qu’il s’intéresse à ce qu’il appelle le « concept moderne de Révélation » tel qu’il a été élaboré à partir de Thomas d’Aquin et doit être compris comme reconnaissance d’une incompréhensibilité. En d’autres termes, il s’inscrit dans la logique opposant la rationalité à une révélation dans laquelle ce qui importe, c’est la pensée de la divinité dans ce qu’elle ne peut pas avoir de non rationnel – de surnaturel donc. Au XIXe siècle, l’Église de Vatican I dit ainsi que « Dieu révèle au genre humain lui-même [se ipsum] et les décrets de sa volonté éternelle par voie surnaturelle [supernaturali via] ». C’est donc « Dieu lui-même qui est révélateur ». La Constitution dogmatique Dei Verbum de Vatican II reste dans le même esprit quand elle proclame « placuit Deo Seipsum revelare ». Autant dire que cette révélation est considérée du point de vue de Dieu et pas de l’être humain qui en bénéficie, ainsi quand Paul écrit aux Romains (1, 17-18) que c’est par l’évangile que la justice de Dieu est révélée, ainsi que sa colère – le mot évangile ne renvoyant pas ici à un des quatre livres que nous connaissons sous ce titre et qui ont été rédigés après la mort de Paul, mais à leur contenu, la « bonne nouvelle » de l’Incarnation et de la Résurrection. Aux Thessaloniciens (2 Thess,1, 7), il n’hésite pas à parler de l’apocalypse du seigneur Jésus. La formule apparaît aussi dans la première épître de Pierre (1 Pierre, 1, 7 et 4, 13).

Jean-Luc Marion ne se contente pas des textes auxquels se réfère le magistère de l’Église, il cite aussi des penseurs juifs comme Levinas ou Rosenzweig écrivant que « la Création est la révélation de Dieu » et que par suite « la Création est déjà elle-même la première Révélation ». Cela, certes, suppose que le monde se trouve d’emblée déjà vu comme un phénomène révélant, donc venu d’ailleurs : « Qui n’a pas encore été atteint par la voix de la Révélation n’a aucun droit à admettre l’idée de Création comme s’il s’agissait d’une idée scientifique ». La Révélation concerne l’impossible ou ne compte pas ; la métaphysique ne vise qu’à fixer les limites du possible. Marion peut ainsi demander : « pour qui la non-contradiction fait-elle loi, sinon pour un entendement fini ? ». Il s’ensuit, ajoute-t-il, que le miracle ne contredit qu’une possibilité pour nous.

Voilà donc un livre important et solide, dont on ne peut mettre en doute la cohérence. Ce monument mérite d’être visité. Même le lecteur qui ne partage pas les certitudes de l’auteur pourra trouver là matière à penser. Il peut certes s’étonner de cette glorification de l’impossible, du surnaturel, et se demander s’il n’y a pas d’autres possibilités de penser la transcendance – comme celle des néoplatoniciens et, à leur suite, de l’auteur des traités dits de Denys l’Aréopagite. Marion insiste sur l’absence de tout concept de la révélation avant Thomas d’Aquin ; il pourrait reconnaître qu’il y avait alors des manières pas forcément négligeables de penser la transcendance divine. On peut aussi regretter qu’il ne nous propose pas une phénoménologie de la révélation comme expérience de pensée. Bref, on peut aussi écrire un tout autre livre.

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