Historienne spécialiste de la littérature française, Vanessa de Senarclens reconstitue l’histoire de la très riche bibliothèque de Plathe, fondée au XVIIIe siècle et dispersée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Le lecteur assoiffé d’érudition aimera La bibliothèque retrouvée. Le lecteur friand de romanesque l’aimera aussi. Le lecteur avide d’érudition et de romanesque l’a sans doute déjà lu.
La bibliothèque fondée par Friedrich Wilhelm von der Osten à Plathe (désormais Płoty, devenue polonaise), en Poméranie orientale, au milieu du XVIIIe siècle, et riche de 16 000 livres, aurait pu figurer dans les pages de Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, écrit par Lucien X. Polastron, quelque part entre le chapitre consacré aux bûchers nazis et celui consacré aux pillages soviétiques. À ceci près : la bibliothèque de Friedrich Wilhelm n’est pas partie en fumée, ce qui nous a privés heureusement du spectacle de l’ecpyrose, comme au dernier chapitre du Nom de la rose. Vanessa de Senarclens n’a d’ailleurs pas intitulé son essai La bibliothèque perdue, mais La bibliothèque retrouvée : ce qui fait la valeur de son livre n’est pas l’expression d’une nostalgie de lettrée, mais le récit d’un désir de reconstitution, chevillé à son savoir-faire d’historienne. (Vanessa de Senarclens, à cheval sur au moins deux langues, enseigne la littérature française à Berlin ; ses recherches portent sur les auteurs du XVIIIe siècle, elle se trouve donc, avec Friedrich Wilhelm, en terrain connu ; aux dernières nouvelles, elle étudiait le journal de voyage de Charles-Frédéric Necker.) Pour Polastron comme pour Senarclens, comme pour tout un peuple de lecteurs, les bibliothèques les plus fournies ont ceci de doublement sidérant : elles naissent d’un désir de tout contenir (« rassembler dans la mesure du possible tous les livres du monde », selon la fameuse lettre d’Aristée à Philocrate), et leur fragilité semble servir de modèle à la fragilité des civilisations elles-mêmes : leur disparition est inadmissible.
D’autant moins admissible pour l’historienne que la bibliothèque de Plathe a été initiée par l’ancêtre de son mari, transmise sans trop de heurts pendant deux cents ans de Friedrich Wilhelm à Karl von Bismarck-Osten (mort en 1952), en suivant comme il se doit la lignée du premier enfant mâle. Cette demi-proximité par alliance permet à Senarclens d’avoir accès à des témoignages directs, à des mémoires de tantes et de cousins, à des lettres privées et à quelques archives sauvées in extremis puis conservées en amateur, mais garantit toujours le recul nécessaire à l’étude, le regard critique, un acharnement de chercheuse, parfois incompris par la belle-famille, et même l’humour, l’un des traits les plus notables de cet essai. Cette fois, en plus des habituelles visites aux archives, des marchandages avec des conservateurs trop ou trop peu zélés, des correspondances lentes et oiseuses, des formalités absurdes ouest-allemandes, est-allemandes ou ex-soviétiques, des voyages en train et des courriels sans réponse, la recherche historique passe par de très nombreuses séances de thé : il s’agit alors de tirer, mais très délicatement, les vers d’un nez Bismarck-Osten, sans froisser la belle-famille, mais sans jamais perdre le fil de son sujet.

« De cet espace plein, fait de galeries organisées en niveaux reliées par de petits escaliers en bois sombre, il ne reste aujourd’hui que le catalogue », un meuble de bois fait de seize tiroirs à fiches : à partir de ce seul catalogue, Senarclens aurait pu tenter de reconstituer la bibliothèque comme Frances Yates avait redessiné le théâtre The Globe d’après des écrits d’époque. Son fondateur, au visage poupin, est Friedrich Wilhelm von der Osten, chambellan de Frédéric II, pas moins, revenu sur ses terres à contrecœur en 1749 – quitte à se tenir loin des lieux du pouvoir, autant bâtir une bibliothèque ambitieuse. On ne sait pas dans quelle mesure son épouse, Charlotte Henriette de Liebeherr, y a contribué ; elle a laissé en tout cas ses notes manuscrites dans les marges d’un roman à clés de Crébillon fils, Les amours de Zeokinizul, roi des Kofirans, en déchiffrant les anagrammes. La bibliothèque survit à la guerre de Sept Ans, Friedrich Wilhelm aussi : il trouve le moyen d’y échapper, et rédige par prudence, vingt ans avant sa mort, un testament qui prévoit « toutes sortes de catastrophes possibles pour sa bibliothèque et donne ses instructions aux générations à venir pour s’en prémunir ». Il s’agit déjà pour lui de « résister à l’épreuve du temps et aux guerres », sans même imaginer quelle drôle de tournure prendront les guerres successives au cours des années à venir.
Au XIXe siècle, les livres de Plathe macèrent, les fils négligent les collections, considérées comme des propriétés, rien de plus. Il faut attendre Karl von Bismark-Osten au siècle suivant pour ranimer la vieille bibliothèque de famille : l’entrepreneur, amateur d’ordre, « a ordonné, complété, modernisé la collection du dix-huitième siècle pour laquelle il a fait construire, en 1910, une aile à son château » ; il s’y réfugie quand l’atmosphère de l’époque devient maussade puis nauséabonde. Il apparaît sur l’unique photo de la bibliothèque, reproduite dans le livre : debout parmi ses gros volumes, le pied sur une chaise, dans une pose artificielle et dans un noir et blanc dégradé. On dirait le spectre gardien d’un monde désormais éparpillé ; il évoque de loin l’unique silhouette visible au milieu du boulevard du Temple, sur le daguerréotype de 1838.
Les livres de la bibliothèque de Poméranie ne sont pas seulement de gros ouvrages de cuir rangés pour donner une idée de l’opulence de la famille Bismarck-Osten, ils ont été choisis avec soin, achetés et lus, annotés, ils se mêlent aux manuscrits, cartes, portraits et médailles. On y trouve, en plus d’un Crébillon libertin et de la fine fleur des Lumières, le Neues Blumenbuch de Sibylla Maria Merian, les Songes philosophiques du marquis d’Argens, des recueils de poésies latines (Horace, Ovide, Lucrèce, Virgile), un Art d’aimer accompagné d’un Art de jouir et complété d’un Art de foutre signé Baculard d’Arnaud, un extrait du Dictionnaire de Bayle et un curieux ouvrage, relevé par Vanessa de Senarclens, à qui rien n’échappe : Gui Gui ou Le Saucisson, histoire japonaise (manquant au catalogue de la Bibliothèque nationale de France).
La bibliothèque avait réchappé d’un cheveu à la guerre de Sept Ans, elle survit par miracle au régime nazi, qui s’en désintéresse par ignorance avant de s’y intéresser par réflexe nationaliste. La bibliothèque est soudain jugée « d’importance régionale » et mise sous la tutelle du Reich « pour le bien du peuple allemand », Karl doit alors se battre contre un décret de 1938 décidant « l’extinction des fidéicommis familiaux et autres patrimoines associés ». Des officiers de la Wehrmacht occupent les chambres du château, le maître des lieux fait le dos rond : « L’Europe s’effondre et, tout à ses fiches, Karl trouve refuge dans sa bibliothèque. » Prudent ou timoré, il ne parvient pas à venir en aide aux nombreux libraires juifs avec qui il a si souvent fait commerce (un chapitre évoque précisément le cas de Martin Breslauer, « l’empereur du livre ancien »). Vient la défaite de l’Allemagne, l’absurde déni des autorités, l’avancée de l’Armée rouge, les pillages, les exécutions sommaires, enfin l’ordre de fuir, et le 3 mars 1945 un wagon de marchandises mis à la disposition de Karl pour sauver ce qui peut l’être : un départ romanesque, à la hâte, dans le froid, escorté par deux soldats nommés Knif et Kluge, tombés d’une pièce de Brecht. Vanessa de Senarclens imagine son beau-père Karl parcourant ses collections en vitesse, la veille du départ, pour choisir les livres à conserver et ceux qu’il convient de sacrifier – dans ce wagon rempli d’écriture, il faut faire place aussi à quelques êtres humains.
La stratégie de l’historienne consiste à tresser le récit de la fondation de la bibliothèque, de sa dispersion après le 3 mars 1945, et de sa reconstitution par ses propres recherches (ses nombreux voyages à Greifswald et à Łódź, notamment) : cette façon d’alterner les trames permet de rendre l’érudition compatible avec le romanesque, le feuilletonnesque et l’humoristique, sans jamais altérer la rigueur, et sans faire preuve de complaisance (l’attention portée à une tabatière signale son souci du détail). Les derniers mots de La bibliothèque retrouvée sont « la mémoire et l’oubli » : le livre tout entier, par ce jeu d’alternances, ne cesse de confronter l’un et l’autre, désir de sauvegarder et tendance amnésique, à chaque étape de la vie de la bibliothèque, jusqu’à nos jours. « Personne ne s’intéresse aux vieux ouvrages, dit-il, en haussant les épaules. Les jeunes ne pensent qu’au futur et se fichent du passé » : telle est la confidence de Piotr, bibliothécaire à Łódź, plus tout jeune et porté sur la dépression. Vanessa de Senarclens sympathise avec lui, bien sûr, elle est venue de loin pour retrouver ces vieux ouvrages, mais elle n’est pas du genre à hausser les épaules : « J’ai le sentiment que ces vestiges issus de la bibliothèque disparue ont quelque chose à nous dire et que leur histoire mérite d’être racontée. »