Écrivaine, enseignante dans une école de la banlieue de Buenos Aires, mère de sept enfants et militante féministe, l’Argentine Dolores Reyes publie Miseria, son deuxième roman. Raconté à deux voix, il reprend l’histoire du personnage de Mangeterre, qui veut abandonner son « don » – les visions qu’elle a lorsqu’elle ingère de la terre et qui l’aident à résoudre des disparitions et des crimes – et de Miseria, sa belle-sœur, qui souhaite qu’elle reprenne son travail de voyante pour gagner un peu d’argent et survivre. Miseria nous offre une autre facette de l’Argentine contemporaine, loin de la Buenos Aires lettrée. Une écriture sans chambre à soi, arrachée au rythme intense du quotidien et du travail, mais nécessaire car courageuse et singulière.
On observe dans la littérature contemporaine, non seulement en Argentine mais aussi en France, un retour des médiums, des voyants. Cependant, ce qui vous distingue, c’est que vous n’abordez pas le sujet de manière morbide, vous gardez une juste distance. Vous montrez que c’est une façon de lire, de comprendre le monde, qui vient des classes populaires en Amérique latine.
S’il y a des médiums, c’est parce que les gens sont désespérés face à l’absence de réponse des autorités, qui devraient recueillir les plaintes, enquêter, mais ne le font pas. Le désespoir conduit à des voies alternatives et même à cette voyante très particulière, très précaire, qui vit dans une banlieue, très jeune aussi, c’est-à-dire avec une expérience de vie courte et qui ne comprend pas tout à fait les événements auxquels elle se confronte, mais qui est efficace.
Par ailleurs, dans la banlieue, il est beaucoup plus courant de consulter des voyants, des médiums. Pratiquement tout le monde le fait. Par exemple, la directrice de l’école où je travaille va les voir afin qu’ils la guérissent du mauvais œil. L’éducation et la rationalité ne sont pas séparées de ces autres pratiques si ancrées dans la population et qui perdurent parce qu’elles apportent une réponse. L’absence de justice pousse les gens à recourir à n’importe quoi pour obtenir cette réponse. Ils savent que personne ne recherche leurs proches. C’est une manière de compenser le manque de structure et de solution institutionnelle.
Le début de Miseria montre que le don de voyance est aussi une malédiction, car il dépasse celui ou celle qui le possède. Pourrions-nous dire qu’il s’agit plutôt de lire avec le corps ?
Il n’y a en effet aucune distance chez Mangeterre, c’est absolument corporel. C’est quelque chose qui s’installe en elle et qui, une fois là, reste et continue d’agir bien au-delà de sa volonté. La terre l’habite et agit en elle. Elle sait qu’elle doit donner une réponse, mais elle est prise de désespoir lorsqu’elle voit qu’en s’occupant d’une personne, dix autres arrivent. Même si elle comprend les besoins des gens, elle ne peut pas répondre à toutes leurs demandes. Elle choisit donc souvent un enfant ou une fille qui lui semble être encore en vie. Ce n’est pas ma position, pour moi c’est presque aussi important de rendre le corps aux familles, de clore une histoire, de savoir ce qui leur est arrivé, où ils se trouvent, que de les sauver vivants. Mais l’expérience de mon personnage est différente.

Les gens vous demandent souvent de leur donner le numéro de Mangeterre…
Oui, il y a eu un article en particulier qui a été repris sur de nombreux portails de l’Amérique latine et qui disait quelque chose comme : « Dolores Reyes et l’histoire de la voyante qui mange de la terre et recherche vos proches disparus »… C’est quelque chose qui m’arrive toujours après un article devenant viral et l’afflux de ceux qui cherchent leurs proches.
Mais vous n’accompagnez pas seulement ces recherches de proches par vos écrits, vous participez également de manière active à des collectifs de soutien aux familles des victimes.
Le plus difficile à combattre, c’est l’impunité, une stratégie efficace pour nous briser. On nous tue, on nous fait souvent disparaître et on empêche même les familles de récupérer les corps, de faire leur deuil. Et si les familles parviennent à les récupérer, le chemin vers une justice partielle et très contestable est encore long. Lorsque j’apprends qu’une personne a disparu et que je peux apporter mon aide, je fais tout mon possible, mais c’est toujours la même chose : quelques articles paraissent sur une affaire que j’ai voulu suivre et soutenir, puis on me signale beaucoup d’autres cas, puis c’est impossible, je suis dépassée et je n’arrive pas à me concentrer ni à écrire.
Vous avez deux protagonistes féminines, avec ces noms si singuliers qu’elles portent, Mangeterre et Miseria. Mais ce qui les caractérise, c’est leur façon de parler, reflet de leur subjectivité. Vous parvenez ainsi à créer des personnages attachants, non à partir de leur description, mais à partir de leur langage, qui nous permet également de voir ce qu’ils aiment, ce qui est important pour eux, même si ce n’est pas le langage de la capitale, mais celui de la périphérie. S’agit-il d’un positionnement dans votre écriture ?
Je viens d’une zone périurbaine, où se déroule le roman. Les conditions sont très précaires, tout est très en retard à cause de la violence. J’y travaille et j’y vis avec mes enfants. C’est en effet la langue de notre quartier. Quand je me mets à écrire, je me détache autant que possible de toutes les catégories d’analyse que j’ai pu apprendre pendant mes études, je m’immerge complètement dans l’expérience du personnage, dans sa façon de voir le monde. C’est à partir de là que je travaille, peut-être parce que j’ai appris en écrivant, c’est-à-dire que je ne me suis pas formée à la littérature en traduisant, ni en enseignant, ni en rédigeant des critiques, mais uniquement par l’écriture. J’ai été formée dans un atelier où nous nous concentrions sur la recherche de la voix du personnage. Cela me semblait essentiel, car il y a tant d’histoires passées sous silence et donc ignorées. C’est une façon de raconter une demande de justice. Le silence est l’une des armes les plus efficaces de la violence sexiste.
Ces histoires sont toujours racontées par le journalisme, par les statistiques, qui en font uniquement des victimes, des cadavres. Ou comme une énigme à élucider, comme dans les romans policiers ou la littérature criminelle. Je me suis éloignée de tout cela. Je m’éloigne également de mon militantisme lorsque j’écris, car je cours le risque que le personnage devienne un alter ego et je souhaite plutôt m’effacer autant que possible pour que sa voix soit authentique. Je ne pense pas que le militantisme donne de bons résultats littéraires, car cette intention est trop visible, cela ne fonctionne pas.
Pour cela, j’utilise deux mécanismes, surtout avec la voix de Mangeterre. D’une part, il y a ce qu’elle dit aux autres, qui est le fruit d’un travail d’observation et d’écoute de mes élèves qui ont des problèmes très graves pour leur jeune âge. Quand on leur parle, ils répondent de manière très sèche, brève, directe, avec beaucoup de force, dans un langage dépouillé de tout ornement et bien tranchant. Le deuxième mécanisme, je l’utilise d’autre part quand elle réfléchit et s’assoit dans son jardin, à écouter la musique du quartier, les voitures qui passent, la propagande d’un évangéliste, d’un catholique. Là, sa pensée s’ouvre et il y a une autre forme de réflexion dans le langage. C’est là que je me donne la liberté de composer des phrases beaucoup plus longues. Contrairement à Miseria, qui est pure extériorité, Mangeterre dit ce qu’elle pense sans détour. Ce sont des personnages très différents, qui se complètent, s’accompagnent, s’aident, s’écoutent, se sont également choisies.
En fait, vos livres pourraient être lus comme une opposition au traitement médiatique des victimes de violence sexiste.
On a commencé à faire attention à la manière dont on parlait de ces questions à la suite de la lutte féministe, à laquelle participaient également de nombreuses journalistes. Chacune faisait pression et on ne tolérait plus que les victimes soient maltraitées par le langage. Malheureusement, cette tendance revient aujourd’hui. On juge à nouveau les victimes et on fait une exposition morbide de la violence avec des titres comme « Il lui a donné 101 coups de couteau ». Cela devient un spectacle malsain, une autre forme de consommation de nos corps, même après la mort. Un spectacle de cruauté.
Aujourd’hui, le gouvernement parle de meurtres de femmes et non plus de féminicides, car il affirme que les hommes sont autant assassinés que les femmes. Cependant, ce n’est pas un voleur dans la rue qui nous tue, mais notre ex-partenaire, notre mari, quelqu’un avec qui nous sommes sorties. On nous tue parce qu’un jour, nous avons dit : « Je ne veux plus de cette relation, je veux réaliser ce projet, je veux retrouver ma liberté ». Ou dans le cadre de relations totalement abusives, où l’on vous enferme dans des cercles de violence. Il s’agit donc d’une violence très spécifique, que le gouvernement nie aujourd’hui.
Sur le plan discursif, l’identification de la violence féminicide a été pour moi quelque chose de très important. Ce n’est pas quelque chose d’individuel dont nous avons honte, mais une violence spécifique qui a nécessité des années de lutte et de théorie féministe pour être identifiée et nommée « féminicide ». Et aujourd’hui, l’Argentine veut l’effacer d’un coup.
Les personnages créent de nouvelles façons de former une communauté, par exemple Cometierra avec son frère Walter et Miseria, mais nous voyons également d’autres formes de sororité se développer dans le roman.
Dans Miseria, il était déterminant pour moi d’aborder à travers la littérature la sororité des liens féminins et la manière dont elle aide à faire face à des problèmes tels que la recherche des personnes disparues, les grossesses précoces et la lutte contre l’oubli des victimes de féminicide. Je souhaitais explorer un autre type d’expérience, montrer l’importance des autres femmes dans nos vies et l’amitié entre femmes, qui n’est pas un sujet très abordé dans la littérature. Dans le roman, un réseau de solidarités est créé avec beaucoup d’affection par les personnages eux-mêmes.
Vous avez mentionné qu’il existe un énorme problème de manque de perspectives chez les jeunes. Vous donnez un chiffre inquiétant : 60 % des jeunes vivent sous le seuil de pauvreté.
On me dit souvent : « Mais vos personnages passent leur temps à ne rien faire et ne pensent pas à l’avenir ». Mais à quel avenir peuvent-ils penser ? Bien sûr, ils vivent uniquement dans le présent, ils survivent pratiquement dans la rue dans une violence dévastatrice, ils font ce qu’ils peuvent et cela a un coût émotionnel et psychologique. En Argentine, jusqu’à il y a une quinzaine d’années, nous étions bien mieux lotis à cet égard. Aujourd’hui, c’est comme une chute, un effondrement total.

Vous avez évoqué l’impact qu’a eu sur vous, vers l’âge de dix ans, la nouvelle d’une jeune fille victime de violences extrêmes et le fait qu’en Amérique latine l’entrée dans l’adolescence, l’éveil sexuel lui-même, s’accompagne de la découverte de la violence sexiste.
Absolument. C’est aussi terrible que je le raconte. J’en ai parlé avec de nombreuses amies, des écrivaines, je l’ai constaté avec leurs filles, avec les miennes. C’est très triste parce qu’à ce moment-là une partie de l’enfance se referme complètement. On découvre que le monde est dangereux, non pas seulement à l’extérieur, car en réalité la plupart des violences se produisent à l’intérieur, mais avec votre petit ami, votre ex-partenaire, votre père, votre oncle. Le monde commence à devenir beaucoup plus dangereux et sombre. Et si c’est violent pour tout le monde, c’est pire pour les filles et les petites filles.
Vos romans sont en quelque sorte dédiés aux morts. Comme si votre écriture obéissait à un devoir de mémoire. Et, en même temps, il y a une exigence d’aller aussi vers la vie.
Il y a en effet cette exigence de mémoire, cette exigence de justice, cette nécessité de réunir la terre, la mémoire et la justice. Mais il y a aussi l’avenir, grâce au bébé qui va naître dans la famille formée par Miseria, Walter et Mangeterre. Quel avenir plus beau que celui-là ? Il y a tout cet aspect vitaliste de l’amour, du sexe, de l’amitié, de la croissance, de la relation filiale, très présent surtout dans le premier roman, Mangeterre, et la relation fraternelle, le fait de grandir ensemble, de prendre soin l’un de l’autre, de ne pas s’abandonner. On se demande toujours comment des pays comme les nôtres peuvent continuer à exister malgré tout. Je pense que cela a beaucoup à voir avec cette énergie vitale.
On pourrait également voir dans les personnages de Mangeterre et de Miseria un retour à la terre, une manière de mettre en évidence un savoir ancestral et féminin.
Dans le roman, nous voyons des femmes qui ont un savoir différent, celui des femmes transmis de génération en génération. Il y a un principe de pouvoir féminin qui est lié à la terre, la connaissance que la terre a des corps, de leur destin final, car c’est la terre qui reçoit les corps, mais c’est aussi la terre qui soutient la vie, les cycles de l’agriculture. Elle est liée à la vie comme à la mort.
D’une certaine manière, Gaïa en Grèce, telle qu’elle était racontée dans la Théogonie, est un principe féminin ; au commencement, il y avait le chaos, qui est quelque chose de neutre qui se sépare du ciel masculin et de la terre féminine. Ce principe de la terre féminine traverse le personnage de Mangeterre. C’est la terre qui donne la vie, mais telle que la concevaient les Grecs, comme un cycle qui inclut également la mort, et cela sort de la terre en tant que source de vie, en tant que graine, nourriture et également en tant que réceptacle, une sorte d’utérus dans lequel nous allons finir lorsque nous mourrons. Ce que fait précisément la terre, c’est de briser la volonté des agresseurs. Il semble qu’il ne suffise pas de tuer une femme, il faut la détruire, la faire disparaître, effacer son corps.
Notre histoire est traversée par ce vol d’identités personnelles et culturelles, le vol de corps, les fosses communes depuis la conquête, en passant par tous les gouvernements de facto et les dictatures. Sans oublier le crime organisé jusqu’à nos jours. Je souhaitais travailler sur ce mensonge qu’est pour moi l’Argentine blanche, le Buenos Aires blanc. C’est une négation de toutes les communautés qui vivent et forment l’Argentine dans sa diversité.
En France, il semble y avoir une perte d’intérêt, presque une perte de foi dans la fiction. Qu’est-ce que la fiction pour vous ?
C’est ma passion absolue. Je consomme de la fiction sous toutes ses formes. Et j’adore raconter des histoires. Cela a quelque chose de très ancestral, presque comme le feu primitif autour duquel on s’assoit. Cela a un aspect ludique, mais ce n’est pas une fuite ni rien de ce genre. Dans la fiction, la réalité est parfois mise en évidence avec une telle force que des choses se produisent, qu’un livre de fiction peut mobiliser jusqu’à un gouvernement et déranger, comme cela s’est produit avec Mangeterre l’année dernière, qu’ils ont essayé d’interdire dans les écoles.
Pour moi, il y a là une puissance très impressionnante. La fiction émeut également. J’apprécie beaucoup ces livres qui vous touchent au cœur, qui vous émeuvent, qui vous traversent, dont vous sortez mobilisés et qui vous font intervenir socialement d’une autre manière. Une lecture fictionnelle vous construit et vous transforme également.
EaN remercie l’Observatoire de l’Argentine contemporaine pour son aide dans la réalisation de cet entretien.
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.