En 1967, les lecteurs français découvrent le travail de l’historien de l’art Erwin Panofsky à travers deux parutions, ses Essais d’iconologie chez Gallimard et Architecture gothique et pensée scolastique aux Editions de Minuit, dans la collection dirigée par Pierre Bourdieu, « Le sens commun ». L’essai d’archéologie intellectuelle de l’historien Étienne Anheim et du sociologue Paul Pasquali s’attèle au décryptage des enjeux qui sous-tendent la fabrication du livre, sa réception et sa postérité.
Le 20 janvier 1967, Pierre Bourdieu écrit à Erwin Panofsky : « Je suis très heureux et très honoré […] que ma “postface” vous ait paru convenir. J’y ai ajouté quelques pages d’une part sur le rôle de l’institution scolaire dans la formation de l’habitus et d’autre part sur l’Abbé Suger en essayant de montrer que, en dépit de différences apparentes, il y avait une unité profonde de méthode employée dans les deux études réunies qui pourraient, me semble-t-il, être publiées sous le titre de Architecture gothique et pensée scolastique ». Cette missive est la première des neuf lettres retrouvées qui composent la correspondance entre le jeune sociologue, élu trois ans plus tôt directeur d’études à la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE), et son aîné, éminent professeur d’histoire de l’art à l’université de Princeton.
Elle témoigne du travail d’importation effectué par Bourdieu. Pour comprendre les logiques qui sous-tendent la circulation des œuvres, il faut se tourner vers l’espace d’accueil. C’est ce que préconisait le sociologue lui-même, identifiant trois opérations : sélection, marquage, lecture. L’opération de sélection consistait ici à assembler deux textes – l’un sur l’abbé Suger, l’autre sur l’architecture gothique – qui ne l’étaient pas à l’origine, le marquage se donne à voir d’emblée dans le titre, choix qui trouve son explicitation dans la postface que le traducteur – Bourdieu lui-même – a rédigée et qui propose une lecture novatrice de ces textes. Généralement réparties entre plusieurs acteurices de la chaîne d’intermédiation culturelle, les trois opérations, se trouvent ici réunies en une personne. Qui plus est, la postface a une fonction qui dépasse l’exégèse des deux textes : il s’agit de la première théorisation du concept d’habitus. Cette traduction de Panofsky constitue donc un cas d’école pour l’étude des mécanismes de circulation des œuvres, et, si elle participe de l’accumulation primitive de capital symbolique de la collection « Le sens commun » que Bourdieu vient de lancer aux éditions de Minuit, son investissement personnel dans cette entreprise révèle des motivations plus profondes.
Se réclamant de l’archéologie foucaldienne du savoir – qu’il leur faut toutefois supplémenter d’une dimension matérialiste puisque c’est d’édition qu’il s’agit – plutôt que du cadre théorique susmentionné, la démarche d’Etienne Anheim et Paul Pasquali donne néanmoins à voir en pratique les trois opérations citées, à la lumière d’une riche documentation allant bien au-delà de la correspondance inédite. Pour les comprendre, il faut remonter à la découverte par Bourdieu de Panofsky, sans doute sous la plume de l’historien de l’art médiéval Louis Grodecki, un de ses premiers introducteurs en France, dans les colonnes de la revue Critique. Or Panofsky devait rapidement devenir un enjeu dans les luttes de concurrence et les désaccords épistémologiques entre ses commentateurs, notamment André Chastel, ancien élève d’Henri Focillon et professeur à la Sorbonne, et ses détracteurs, en particulier Pierre Francastel, titulaire de la chaire « Sociologie des arts plastiques » à l’EPHE. L’enjeu est aussi disciplinaire, entre la jeune histoire de l’art qui cherche à s’affirmer en France en revendiquant la spécificité de l’analyse des images, l’histoire des mentalités promue par l’école des Annales, et la sociologie de l’art naissante.

Le jeune Bourdieu a pu aussi découvrir Panofsky dans un cours sur « L’expérience d’autrui » que dispensa à la Sorbonne en 1951 Maurice Merleau-Ponty – penseur qui allait le marquer profondément (voir Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Albin Michel, 2014 ; sur la phénoménologie, voir aussi Laurent Perreau, Bourdieu et la phénoménologie, CNRS, 2019) : la « perspective » selon Panofsky y était mobilisée à l’appui de l’idée que « [la] signification anthropologique [des objets culturels] n’est pas un état d’âme, mais une certaine articulation de l’intérieur sur l’extérieur ». Ayant quitté la philosophie pour la sociologie, Bourdieu s’était intéressé à l’œuvre de Panofsky dans le cadre de son projet de thèse sur la culture. Si la thèse n’aboutit pas, le projet donna naissance à la sociologie de la culture dont Bourdieu fut le pionnier, avec les premières enquêtes sur le goût et la fréquentation des musées (L’amour de l’art, 1966) et sur la photographie (Un art moyen, 1966). Venu de la phénoménologie, Bourdieu fut d’abord critique du structuralisme, avant de se réapproprier cette approche.
Or Claude Lévi-Strauss venait de sacrer Panofsky « grand structuraliste ». Inscrit dans la filiation d’Ernst Cassirer, le philosophe des formes symboliques rénovateur de la tradition néo-kantienne, qui suscitait alors l’intérêt du jeune sociologue, l’œuvre de Panofsky s’offrait à la lecture de Bourdieu comme une solution à l’énigme des homologies structurales. Cette notion, élaborée notamment par le sociologue Lucien Goldmann, son collègue à l’EPHE, qui proposait une version marxiste du structuralisme, s’appliquait bien au parallèle qu’établissait Panofsky entre architecture gothique et pensée scolastique, et dont il trouvait l’explication dans les habitudes mentales (mental habits) partagées, fruit de l’éducation scolaire. C’est cette causalité structurale commune, cette « force formatrice d’habitudes », qui retint l’attention de celui qui travaillait déjà sur l’éducation et les catégories du jugement professoral (Les héritiers avait paru en 1964). Elle nourrissait sa réflexion en cours sur ce qui allait devenir le concept d’habitus, concept que Bourdieu avait employé pour la première fois en 1962, dans sa description du « bal des célibataires » dans le Béarn, en référence aux techniques du corps de Marcel Mauss, mais qui, avec la lecture de Panofsky (qui ne l’emploie pas lui-même), en venait à inclure les « structures mentales ».
Les auteurs montrent de façon intéressante comment la traduction de Bourdieu et la postface consolident un cadrage théorique moins explicite et moins évident dans le texte, ce qui facilitera la contestation ultérieure de cette lecture, malgré la validation entière par l’historien de l’art, dont témoigne la correspondance. Panofsky s’y montre d’autant plus flatté par la démarche de ce jeune collègue que celui-ci est affilié à une institution à ses yeux prestigieuse et impressionné par la pertinence de la proposition éditoriale consistant à juxtaposer deux textes datant de périodes différentes, surtout à l’aune de la réception très mitigée de Gothic Architecture and Scholasticism. Au fil des échanges et de la fabrication du livre, il exprime également sa satisfaction quant à la qualité et l’élégance de la traduction, fait preuve de coopération pour aider le traducteur-éditeur-commentateur dans son travail, valide la fameuse postface (qui était d’abord une introduction). Cette réactivité est d’autant plus nécessaire à Bourdieu qu’il est engagé dans une course de compétition avec Gallimard, qui s’apprête à publier la traduction des Essais d’iconologie du même auteur, que l’historien d’art Robert Klein et le critique d’art André Fermigier avaient recommandé à Pierre Nora, directeur des collections de sciences humaines.
L’essai déborde de l’archéologie intellectuelle, pas seulement par l’approche matérialiste, mais aussi en ce qu’il inclut une étude de la réception du livre, dans laquelle les auteurs distinguent trois phases. Une première oscille entre éloge (Françoise Choay dans La Quinzaine littéraire, Michel Foucault dans Le Nouvel Observateur) et critique, notamment celle de l’historien d’art André Chastel qui rejette la lecture structuraliste de Bourdieu en affirmant l’autonomie de sa jeune discipline. Les silences ne sont pas moins éloquents : l’ouvrage est ignoré des revues de sociologie, à l’exception de L’Année sociologique, où Gérard Namer parle de « l’importance postface » de Bourdieu. Les Annales n’en disent mot.
Une deuxième phase s’ouvre dans les années 1970 : le livre sert désormais « tantôt de référence, tantôt de repoussoir ». Repoussoir pour les adversaires du structuralisme, en histoire de l’art (Pierre Francastel) comme en sociologie (le sociologue des loisirs Jean Duvignaud, le marxiste hétérodoxe Henri Lefebvre, et le futur rival de Bourdieu, Raymond Boudon), la postface de Bourdieu devient une référence pour le sociologue de l’anarchisme Pierre Ansart, le linguiste Émile Benveniste et le sémiologue Louis Marin, tandis que la linguiste et sémiologue Julia Kristeva prend Panofsky pour modèle théorique et méthodologique de son étude du Petit Jehan de Saintré d’Antoine de La Sale.
Enfin, une troisième phase, débutant dans les années 1980, voit la réappropriation de Panofsky par l’histoire de l’art, qui le canonise tout en le dissociant de la lecture structuraliste, à la différence des usages heuristiques que font de lui certains historiens de l’art à l’étranger, tels Enrico Castelnuovo en Italie et Martin Warnke en Allemagne. Parallèlement, la référence à Panofsky disparaît en sociologie à mesure que Bourdieu parfait sa théorie de l’habitus pour l’élaboration de laquelle Panofsky ne lui est plus nécessaire.
Contribution significative à l’histoire intellectuelle des années 1960, cet essai très fouillé sur les conditions de l’importation de Panofsky en France contribue, après l’étude approfondie de Victor Collard et d’autres travaux qui ont précédé, à reconstituer l’horizon intellectuel du jeune Bourdieu, notamment du côté de l’histoire de l’art.
Gisèle Sapiro, membre du comité de rédaction d’EaN, fait partie avec Etienne Anheim et Paul Pasquali du Comité d’évaluation scientifique du fonds d’archives Pierre Bourdieu.
