Le rêve de Michel Foucault

Parmi les inédits de Michel Foucault parus ces dernières années, Le discours philosophique est le plus étonnant : entièrement rédigé en 1966, il expose, comme Foucault ne l’a jamais fait ensuite, sa conception de la philosophie et du développement de cette discipline. On y retrouve tous les thèmes des Mots et les choses et de L’archéologie du savoir, et il éclaire rétrospectivement tout le projet foucaldien d’une archive de tous les discours et de leur ordre. Mais ce projet, que Foucault ici décrit dans son style flamboyant, n’est-il pas un rêve ?

Michel Foucault | Le discours philosophique. Édition d’Orazio Irrera et Daniel Lorenzini, dirigée par François Ewald. Gallimard-Seuil-EHESS , 320 p., 24 €
Michel Foucault, Les aveux de la chair
Michel Foucault © M. Garanger

Le manuscrit du Discours philosophique est, à la différence des cours publiés dans la même collection, entièrement rédigé. Comme nous l’indiquent les éditeurs, Foucault l’écrivit durant l’été 1966, avant de partir en Tunisie. Il avait remis en 1965 le manuscrit des Mots et les choses, paru en 1966. Son grand intérêt est de présenter un exposé complet de la conception de la philosophie de Foucault à cette époque, qui n’est souvent dessinée qu’en filigrane dans ses écrits ultérieurs, L’archéologie du savoir (1969), L’ordre du discours (1970) et dans les Dits et écrits (Gallimard 1994). Il éclaire le projet général de Foucault en rendant explicites certaines de ses prémisses et en ayant de nombreux échos avec l’œuvre ultérieure.

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Le livre éclaire le projet général de Foucault en rendant explicites certaines de ses prémisses et en ayant de nombreux échos avec l’œuvre ultérieure.

Foucault essaie de dégager la matrice du discours philosophique, « un étrange discours qui prétend arriver à la vérité à partir de la vérité du maintenant qui la supporte ». Ce maintenant a plusieurs sens : c’est en même temps celui du moment et du lieu contingent dans lequel le philosophe parle, celui de l’actualité dans lequel il se place au sein de son époque, et le présent dans lequel il déploie son projet, dans une première personne qui essaie de se faire passer pour une voix universelle. Foucault commence, à la suite de Nietzsche, par proposer de caractériser la tâche de la philosophie comme étant celle de « diagnostiquer ce qui se passe » et de l’interpréter, à partir du présent. La philosophie depuis ses origines, nous dit Foucault, s’efforce de dire la vérité à partir de son propre moment d’énonciation, en fondant elle-même sa propre autorité dans sa recherche du fondamental. Elle n’est ni science, ni fiction, même si elle ne cesse de se situer par rapport à ces formes de discours. Sa seule ressource est le langage quotidien, sans qu’elle se réduise à celui-ci. Laissant largement de côté les philosophies grecque et médiévale (sur lesquelles il reviendra plus tard), Foucault voit chez Descartes la fondation de ce discours ancré dans le maintenant du cogito, qui recherche la sanction de la certitude, mais qui se définit encore, jusqu’à Kant, par sa relation avec la vérité scientifique impersonnelle. À partir de Kant, les liens séculaires de la philosophie, de la théologie et de la métaphysique se délient, et la philosophie devient encore plus qu’auparavant ce discours mystérieux, qui n’a pas de contenu propre, est supposé chercher la vérité mais en se mettant sans cesse à distance d’elle, et dont même le statut critique est contesté. Avec Nietzsche, et plus encore après Heidegger, elle s’achemine vers sa fin. On retrouve ici les thèmes de la fin de l’anthropologie exposés en partie dans La question anthropologique (1955) et surtout celui de la mort de l’homme qui frappera tant les esprits.

Couverture du Discours philosophique de Michel Foucault

On voit se dessiner dans Le discours philosophique des catégories historico-interprétatives assez floues mais suggestives : celle d’épistémè (non utilisée ici) qu’il préfèrera à celle de Weltanschauung que lui suggère Raymond Aron, celle de « nappe discursive », qui préfigure plus ou moins celle de « formation discursive », et qu’il préfère ici à celle de « système de pensée » qu’il utilisera pourtant dans l’intitulé de sa chaire au Collège de France. Il refuse aussi bien les catégories de l’histoire des idées que la conception très internaliste de la philosophie de Martial Guéroult comme incarnée dans des systèmes philosophiques énonçant chacun sa propre vérité. Foucault, au contraire, considère le discours philosophique comme confronté sans cesse à son « dehors », aussi bien celui des autres discours et de l’époque qui lui prescrit ses conditions que ce qu’il appelle, à la suite de Blanchot, « la pensée du dehors ».

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Le projet de Foucault s’appuie sur la notion de « discours », assez mystérieuse parce qu’il n’en donne pas les critères, et parce qu’elle est supposée répondre à un « ordre du discours » et à des « modes de discours » sans cesse invoqués mais dont les règles ne sont pas explicitées (Foucault en dira plus, mais toujours avec son sens inimitable de l’ellipse, dans L’archéologie du savoir [1]). Foucault caractérise la philosophie comme « opérateur sur les discours » – et en cela il est autant fonctionnaliste que structuraliste, même si ces mots n’apparaissent pas –, ni par une définition, sans doute impossible, ni par un telos, mais par quatre « fonctions » : la fonction de justification du discours par une théorie du dévoilement ou de la manifestation, de l’interprétation par une théorie de l’origine ou du sens, de la critique à travers une théorie de l’apparence ou de l’inconscient, et du commentaire à travers une théorie de l’origine de l’encyclopédie ou de la recollection.

Après avoir décrit le contexte qui conduit chez Hegel à l’annonce de l’achèvement de la philosophie, plongée d’abord dans l’Esprit Objectif, puis chez Nietzsche de sa fin irrémédiable, Foucault envisage la situation présente : que faire une fois ce constat passé ? Foucault esquisse alors son programme d’une « archive-discours », la philosophie devenant « science des discours », qui en détermine le socle, les points de croisement et de dispersion. Il essaiera de le formuler dans L’archéologie du savoir, mais le moins que l’on puisse dire est qu’il reste ici, malgré le brio et le glissando des formulations, plutôt flou. Quand il nous dit que l’on peut « déduire les dispositions générales d’une philosophie de son mode de discours » (p. 93), que sont ces modes et ces dispositions ? Que sont les « nappes » sur lesquelles ils se « distribuent » ? Quelles en sont les « règles de formation » ? Viennent-elles d’une sorte d’axiomatique silencieuse du savoir ou des structures sociales et historiques, des formes de pratiques et d’institutions ? En 1966, Foucault privilégie la première voie, mais plus tard il privilégiera la seconde. On a davantage l’impression d’un rêve de bibliothèque de Babel que de l’énoncé d’une méthode, que d’ailleurs Foucault s’est toujours défendu de proposer.

« L’homme mort » d’Édouard Manet
« L’homme mort » d’Édouard Manet © CC0/National Gallery of Arts (en 1971, Michel Foucault commente treize tableaux de Manet dans une conférence qui sera publiée sous le titre « La peinture de Manet » (Seuil)


Est-ce la raison pour laquelle Foucault ne publia jamais ce texte, pourtant très achevé du point de vue de son écriture ? Ou est-ce parce que ses thématiques étaient déjà en train de changer, se déplaçant vers les sujets qu’il aborderait à partir de Surveiller et punir ? C’est difficile à dire, tant le style du Discours philosophique est abstrait, elliptique, métaphorique, avare de noms propres, obligeant le lecteur à sans cesse deviner à quoi il est fait allusion. Les éditeurs du texte se sentent tenus de nous expliciter ces allusions dans un abondant appareil de notes. Ils font souvent un bon travail pour accompagner le lecteur, et leur postface est très utile. Mais trop souvent ils font du zèle et se croient autorisés à expliquer le texte de Foucault selon leurs lignes propres, voyant des allusions à des auteurs précis là où Foucault reste opaque dans ses références [2].

Tout au long de ce qu’il est difficile d’appeler des analyses, tant son texte est plutôt une sorte de récit, Foucault s’appuie sur quelques présuppositions, qu’il répète sans jamais les interroger, comme si elles étaient à prendre ou à laisser. Elles n’ont pourtant rien d’évident. J’en vois au moins trois.

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On a davantage l’impression d’un rêve de bibliothèque de Babel que de l’énoncé d’une méthode, que d’ailleurs Foucault s’est toujours défendu de proposer.

Tout d’abord, Foucault a toujours dit que la vérité, avec la question du sujet, était au centre de son travail. Mais quand il la définit comme la source et le but du discours philosophique, il en reprend la définition heideggérienne comme manifestation et dévoilement. Ce choix oriente toutes ses analyses. Pourquoi devrait-on l’accepter ? Tout au long de son livre, Foucault donne à la vérité philosophique un statut unique et un peu fantasmagorique. Mais pourquoi la vérité philosophique serait-elle si spéciale ? Il y a d’autres définitions de la vérité. Pourquoi sa sanction devrait-elle être la certitude et l’évidence au sens cartésien ? Pourquoi pas la preuve empirique comme chez Locke, ou démonstrative comme chez Leibniz ? Pour Foucault, comme pour Nietzsche, la volonté de vérité est à la source de la vérité même (lire Leçons sur la volonté de savoir, cours du Collège de France, Gallimard-Seuil-EHESS, 2011). Comme Foucault le rend clair dans L’ordre du discours, cela revient à contester le partage du vrai et du faux. On a souvent vu ce que cela donnait quand on prend ce slogan à la lettre.

Ensuite, devons-nous accepter l’idée que le discours philosophique se construit sur, et a comme objet, le maintenant et le présent ? Là aussi, c’est une prémisse heideggérienne : toute la métaphysique, de Platon à Husserl, est une métaphysique de la présence. Le « maintenant », même quand il est celui du cogito, n’est ni éternel ni nécessaire : il est contingent. Le discours philosophique l’est aussi : soumis aux lieux, au temps, et à l’actuel. Quand Foucault nous dit que « le discours philosophique ne cherche pas à dire des vérités sur l’espace, le temps, le langage, mais à montrer comment la vérité du temps, de l’espace peut venir jusqu’à nous et se révéler à travers l’ici, l’à présent et le langage singulier du discours », est-on obligé de le suivre ?

Les Prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranesi (1745)
 Les Prisons imaginaires », estampe de Giovanni Battista Piranesi (1745) © CC0/Dudley P. Allen Fund (Cleveland Museum of Arts)/WikiCommons


Enfin, on peut s’interroger sur les catégories historiques mobilisées. Foucault ne cesse d’user de formules du genre « à partir de X on ne peut plus penser Z ». Mais qu’est-ce qui autorise ces découpages ? Pourquoi tel discours serait-il paradigmatique, et pas tel autre ? Pourquoi, par exemple, Descartes serait-il plus important que Locke ? Son style de pensée pourrait être caractérisé comme hégéliano-nietzschéen : de Hegel, sur lequel il rédigea sous la direction de Jean Hyppolite son mémoire d’études supérieures, il tient le style de l’histoire spéculative, par lequel on désigne tel épisode de la culture et de la pensée comme incarnant un courant, une idée, et de Nietzsche le souci généalogique et la critique radicale. Les deux en fait s’opposent : Hegel suppose qu’il y a une nécessité des idées dans l’histoire, Nietzsche qu’elles sont contingentes.

Ces analyses se dessinent dans un espace post-kantien et post-heideggérien. Mais pourquoi serions-nous tenus d’accepter que la métaphysique a disparu avec Kant, que la philosophie s’est achevée avec Hegel, et qu’elle a définitivement rendu l’âme avec Nietzsche ? Qu’il ne peut plus y avoir de théorie de la justification des connaissances, d’ontologie, ni d’éthique théorique, et que toutes les entreprises qui portent ces noms ne sont que des résurgences vaines et un peu ridicules de questions disparues ? La ritournelle de la fin de la philosophie est articulée ici avec brio, mais devons-nous y croire ? Aujourd’hui, la fascination du « maintenant » philosophique est toujours là : d’un côté, les philosophes se sont livrés à des archéologies diverses – du sujet, de l’ordre juridique par exemple – de l’autre, ils se sont prêtés, de plus en plus et presque unanimement, à des exercices de sociologie de la vie quotidienne, ou de ce que Maurice Clavel appelait du « journalisme transcendantal », qui n’ont plus grand-chose à voir avec les concepts classiques de la philosophie. Sommes-nous condamnés au « présent qui est l’ontologie critique de nous-mêmes » dont parlait Foucault dans « Qu’est-ce que les Lumières ? » (Œuvres II, 2015, p. 1397) ? Il a eu au moins le mérite d’essayer de proposer une autre option : cette théorie inchoative de « l’archive » et de la philosophie comme « discours sur les discours ». Mais ce rêve théorique, jamais il ne le réalisa.


[1] Voir « Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault », Les études philosophiques, 3, 2015.

[2] Pour ne prendre qu’un exemple, ils ont raison de voir dans le refus par Foucault d’une définition de la philosophie comme « pure architecture de concepts » une allusion possible à Guéroult, mais on ne voit pas pourquoi, comme ils le disent p. 124-125, Foucault aurait associé le nom de Jules Vuillemin à celui-ci, ni comment il aurait pu faire allusion en 1966 à sa classification des systèmes, que Vuillemin ne publia que dans les années 1980. Les éditeurs des manuscrits de Foucault ont aussi tendance à supposer un peu trop facilement qu’il avait vraiment lu les philosophes analytiques, Russell, Wittgenstein et le Cercle de Vienne. Il les réduit à des clichés. Il est faux que pour « les positivistes logiques le monde se réduit à un ensemble d’énoncés » (p.198). En 1966, Foucault a sûrement lu Austin, mais pas Searle (p. 206) dont les Speech Acts ont paru en 1969.