Née en Israël de parents originaires de Bagdad, Ella Shohat enseigne à l’université de New York les cultural studies, discipline qui a été le berceau anglo-saxon des études postcoloniales. Les trois essais composant Langues et mémoires juives-arabes ont été publiés entre 1992 et 2016 et visent un même objectif : mettre fin aux oppositions binaires et aux représentations simplistes des identités au Moyen-Orient mais aussi aux États-Unis. Ella Shohat réfléchit à partir de sa propre histoire éclatée et disloquée entre l’Irak, Israël et les États-Unis, et de sa pratique scientifique de la linguistique et de l’analyse des textes et des images. Ce qu’elle met en évidence sur les entités oxymoriques est un magnifique pied de nez aux récits canoniques qui construisent les nationalismes belliqueux.
« Je suis une juive-arabe », écrit Ella Shohat. Elle vient d’une de ces nombreuses familles qui, comme celle de l’historien Avi Shlaim, vivaient en Mésopotamie depuis des millénaires, indigènes au pays devenu l’Irak, indissociables de sa vie sociale et culturelle et profondément arabisées. Il y a certes eu des tensions entre communautés, voire de la violence, « mais dans l’ensemble nous avons vécu plutôt confortablement dans les sociétés musulmanes ». Leur déplacement abrupt en Israël, dans les années 1950, l’obligation d’adopter une identité juive européenne homogène a été « un exercice dévastateur ». Ces hommes et ces femmes ont été dépouillés de leur histoire, de leur mémoire et de leur créativité culturelle pour se fondre dans l’idée omniprésente de l’« unité du peuple juif » sans possibilité de s’auto-représenter, même lorsqu’à la suite d’un nouveau déplacement ils se sont retrouvés aux États-Unis.
Dans la sphère publique, leur arabité est devenue taboue et l’arabe qu’ils parlaient a été redéfini comme judéo-arabe, c’est-à-dire comme une langue juive de diaspora distincte de l’arabe. La légitimité même de leur langue leur est déniée. Selon Ella Shohat, au contraire, la langue qu’elle parlait à la maison avec ses parents et ses grands-parents était tout simplement de l’arabe. Un arabe vernaculaire certes, un dialecte, appelé communément haki mal yihud (« le parler des juifs ») par contraste avec l’idiome bagdadien voisin haki mal aslam (« le parler des musulmans »).
« Il nous a fallu quitter l’Irak pour apprendre que nous parlions en réalité une langue censée être commune à tous “les juif-ves des pays arabes” : “le judéo-arabe” » analogue au yiddish des juif-ves ashkénazes. La disjonction de “ce qui est juif” d’avec l’arabe est venue répéter la scission contestable yiddish/allemand. Elle a été renforcée par la nouvelle dichotomie régionale opposant « l’Arabe » et le « Juif » et deux nationalismes en conflit.
Pourtant, ses grands-parents, qui après leur arrivée en Israël n’ont jamais réussi à apprendre l’hébreu, comprenaient difficilement l’arabe des Marocain-es, quand il leur arrivait d’en rencontrer. Les vernaculaires juif irakien et juif marocain « étaient beaucoup plus proches respectivement de l’arabe parlé par les musulmans d’Irak et de celui des musulmans du Maroc que des vernaculaires de leurs coreligionnaires d’autres régions du monde arabe ».

Si l’on s’en tient aux langues parlées, les langues dites judéo-arabes sont autant de variantes de l’arabe local et régional. « Tous les dialectes arabes possèdent des spécificités fondées sur la région, l’ethnicité et la religion » des locuteur-ices. Il y a aussi les rencontres et les échanges. À Bagdad, l’arabe côtoie l’araméen, l’hébreu, le persan, le turc, et même le kurde. Ella Shohat est ici fidèle à Bakhtine et à sa translinguistique, elle aborde les langues non en termes d’exclusion et d’isolement, mais plutôt à partir de différents points communs, de différences partagées, d’airs de famille. Son objectif, comme elle l’écrit, est de faire ressortir la porosité des frontières et la fluidité de l’interlocution par-delà la prétendue « division religieuse ». La musique irakienne, avec ses chansons qui utilisent des formes parlées de la langue, est le meilleur exemple de cette « circulation interdialectale ». Les codes s’entremêlent : les paroliers juifs employaient volontiers le vernaculaire musulman, et il arrivait que des chanteurs musulmans bagdadiens chantent dans l’idiome juif.
Ella Shohat ne s’en tient pas à la langue parlée. Elle rappelle que, pendant plus d’un millénaire, les penseurs juifs ont écrit en arabe, que la Torah a elle-même été traduite en arabe pour la rendre accessible aux personnes qui n’avaient pas été scolarisées en hébreu, que l’idiome juif bagdadien a été utilisé dans les comptes rendus commerciaux et juridiques tout comme dans des œuvres littéraires. Cependant, tous ces textes étaient écrits en caractères hébreux et donc conservaient une particularité jamais déniée.
Dans sa déconstruction radicale de la pensée de l’État-nation et de ce qu’elle nomme la « cartographie institutionnelle des identités hyphénées », l’autrice met en dialogue des trajectoires aussi différentes que celle de l’artiste Lynne Yamamoto et la sienne propre. L’une et l’autre ont été déplacées, disloquées. Lynne entre le Japon, Hawaï et le continent états-unien ; Ella, qui se veut « féministe multiculturelle », entre l’Irak, Israël et les États-Unis. La norme dominante blanche conduit à ne raconter l’immigration que de façon binaire, à mettre face à face femmes de couleur et culture blanche hégémonique et à leur attribuer une identité qui ne correspond pas à leur histoire. Le New York Times a qualifié Lynn Yamamoto de « chinoise » et Ella Shohat est vue comme israélienne, c’est-à-dire relevant d’une judéité mise en équation avec l’Europe. Sa part asiatique est gommée. En Israël, elle et les siens étaient devenus des schwarzes (Noir-es en yiddish) et, sur leurs documents officiels, ils cochaient la case : « d’origine asiatique/africaine ».
Si l’on abandonne le point de vue dominant, on observe, par exemple, que Christophe Colomb, présenté comme « découvreur de l’Amérique », a été le premier « étranger illégal » alors que les personnes mexicaines indigènes sont présentées comme si elles s’étaient “infiltrées” de l’autre côté de la frontière barbelée qui, en réalité, divise leur ancienne patrie ». Sans le désir de se souvenir, la mémoire se perd. Mais la mémoire met en péril les fausses certitudes, comme celle d’une nation américaine noyau de blanchité auquel se seraient ajoutées, plus tard, d’autres couleurs. L’hystérie anti-immigration, l’exigence de clore au lieu de multiplier les traits d’union, pourrait alors s’expliquer par une réaction phobique, une anxiété nationale face à ce refoulé.
La réflexion reste ouverte. Ella Shohat ne propose aucune conclusion, mais, comme le fait remarquer Joëlle Marelli qui a remarquablement traduit et préfacé ce livre, elle suggère qu’il s’agit pour elle, en revisitant ce passé, ces passés, de « conceptualiser un projet d’avenir », une utopie constellée de traits d’union : ce que Walter Benjamin appelait « nostalgie révolutionnaire ».