Juif, comment ?

Les petits livres font parfois la grande poésie. Je est un Juif, roman de Charles Dobzynski porte son titre comme une promesse, et une prouesse, qu’il réalise. Une quête d’identité jamais à elle-même identique. À lire accompagné de sa suite, Ma mère, etc., roman, comme son nom l’indique.


Charles Dobzynski, Je est un Juif, roman. Préface de Jean-Baptiste Para. Gallimard, coll. « Poésie », 144 p., 6,20 €

Ma mère, etc., roman. Orizons, 192 p., 18 €


Être juif, ou ne pas être. Telle est la question… que se pose et ne se pose pas le poète Charles Dobzynski dans un grand petit livre qui ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même : grave, rieur, empêcheur de pleurer en rond. Parce qu’il est juif, sans vouloir l’être plus que ça :

« On me demandait :

Juif pourquoi ?

Juif comment ?

Rien selon le sens commun.

Peut-être parce que l’éternité tombait en ruines. »

Parce qu’il est plus que juif, tout en ne sachant pas s’il peut vraiment l’être :

« Être juif est en soi

un paradigme d’excès

une extension exaspérée,

un superflu de la nature. »

Le doute et l’affirmation. L’être, avec le risque de n’être pas (juif). De n’avoir jamais été (juif) ? La réponse est dans le poème qui ouvre le recueil, rapide comme une image, juste comme l’instant, fugace, furtif, fugitif :

« Je suis né juif

en coup de vent. »

Charles Dobzynski, Je est un Juif, roman

L’identité rime ici avec l’invisible, comme le bizarre avec le blizzard, la risée qui se met trop souvent au pluriel, le grain violent que l’on essuie toute sa vie durant :

« On est juif par la haine

le versant noir

l’ubac de l’âme,

les gestes à guillotine. »

Voici donc un livre de poésie qui excède la poésie, embrasse le temps, tutoie les événements. La mention « roman » est tout sauf le fruit du hasard. Il s’y narre bien des histoires, il s’y raconte des rencontres, il s’y dessine des destins, singuliers, communs :

« Amant juif et femme chrétienne

l’entrelacs des années

nous imbrique quoi qu’il advienne. »

Le je de Dobzynski est une personne-tout-le-monde qu’il promène le long d’un chemin sans fin, un je tantôt témoin, tantôt mémoire, un je d’avant et de tous les temps :

« J’ai marché dans Jérusalem

vers l’écran de craie des messages

demeurés captifs

sous les nervures des âges. »

Les mots font le reste, entre gravité et gravitation, mort et humour :

« La mort juive reste un fantôme

qui vient nous hanter

en incrustant en nous le psaume

de sa singularité. »

et/ou

« L’humour est ce Généraliste

qui en secret nous vaccine

contre le noir qui nous black-liste. »

Charles Dobzynski, Je est un Juif, roman

Il faut dire, si l’on peut dire, que la vie de Dobzynski ne fut pas de tout repos. Il a à peine commencé de vivre qu’il doit quitter sa ville natale de Kaluszyn (Pologne). À peine vu Paris qu’il doit s’en éloigner. L’enfant connaît le sort des Juifs que l’on connaît, la vie à pile ou face, la mort en ligne de mire, continuellement devant-derrière soi. Il sera caché, au risque de l’effacement :

« Je fus cet enfant camouflé

défroqué d’époque

qui biffait son propre reflet. »

Comme il existe un Nous de majesté, il y a donc peut-être un Je de judéité, première personne minuscule-majuscule, qui épouse la forme d’un rien, qui tourne autour d’un tout, ressemblant mais à qui ? différent mais de qui ? Du même ou d’un autre, c’est selon :

« Juif d’un miroir qui me récuse

je ne suis pas propriétaire

de mon image sédentaire

car en tout homme un Juif émigre. »

L’identité juive telle que la définit Dobzynski, c’est l’insaisissable, l’informulable, l’indéfinissable identité. Elle se voit de ne pas se voir, elle ne se voit pas de se voir :

« Un cheval juif

ça n’existe pas

pourtant j’en ai vu un. »

Mais c’est d’abord et avant tout une mosaïque :

« Tout juif est une mosaïque

de mémoire et de passions

la grande saga judaïque

ne peut se clore en nation. »

Image qui ne peut guère s’accorder avec un Dieu, trop gardeur de Torah, pas assez redresseur de torts. « Un Juif sans religion », tel est peut-être le paradoxal secret du poète :

« Juif autant par feeling

que par filiation

ma lignée : les non-alignés »

Charles Dobzynski, Je est un Juif, roman

Charles Dobzynski

Dobzynski fut homme qui ne mâchait point ses mots. Attaquait. Défendait. Prenait position, au risque de n’être pas compris, par les uns, par les autres. Mais qu’importe, sa ligne de fuite fut toujours ligne d’amour, des uns, des autres. Comme sa vie, sa poésie. Elle vise à concilier, réconcilier :

« Quel rêve pour Jérusalem

sinon l’an prochain

que Shalom s’accorde à Salam

le Judaïsme avec l’Islam »

Pourquoi un Juif est-il plus poète qu’un autre ? Il y a la « graine du Talmud », qui fait que

« Tout Juif est homme d’écriture

yiddish ladino ou hébreu

un livre est dans son ossature

la lumière qui veille en creux. »

Mais, ce qui revient peut-être au même, il y a d’abord et avant tout la Mère. C’est par la Mère que le poète est devenu poète, par sa langue, le yiddish, qu’elle lui a parlé, transmis, donné, presque à son insu : « Mots de la langue maternelle, tissée de signes inconnus, de rythmes mélancoliques, de paysages évanouis dans des contrées qui n’étaient plus que des légendes », écrit Dobzynski dans l’introduction à sa magnifique Anthologie de la poésie yiddish (Poésie/Gallimard, 2000). Le yiddish, une langue oubliée, aux « harmonies convenues ou imprévues » qu’il n’a cessé de redécouvrir, c’est-à-dire d’écrire, de traduire.

Je est un Juif, roman a d’abord été publié chez Orizons, en 2011. Un beau livre a suivi, chez le même éditeur, qui est comme l’explication du précédent, son prolongement, mais aussi bien ses racines. Son titre parle de lui-même, et d’elle, « l’étrangère, presque sans nom, sans papiers et sans droit » qu’il n’a jamais cessé d’aimer : Ma mère, etc., roman (2013). Il y a encore d’autres amours dans ce recueil, le cinéma par exemple, des portraits d’amis et des histoires, toujours des histoires. On ne saurait trop recommander sa lecture, pour mieux entendre la voix, les voies d’un poète qui fut, juif et libre : « Être juif n’est pas ma prison. »

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