L’une part, l’autre pas

Premier roman d’Izza Amar, premier titre de la nouvelle maison d’édition Cause perdue, tout est nouveau et frais dans La vie d’Abdèle, et ça fait un bien fou ! Le livre met en scène deux sœurs algériennes, Abdèle et Adèle, l’une restée au pays l’autre l’ayant quitté à vingt ans. Leurs voix alternent pour raconter leurs vies au cours de trois décennies (1990-2020), et en filigrane se dessine l’histoire récente de l’Algérie et de la France.

Izza Amar | La vie d’Abdèle. Cause perdue, 152 p., 16 €

Dix ans séparent les deux sœurs nées en Algérie. Dès leur enfance, leurs personnalités se distinguent de manière très nette. Abdèle est masculine et bagarreuse, elle jouait brillamment au foot avant qu’on le lui interdise, elle a fini par s’orienter vers l’athéisme après avoir constaté l’impossibilité pour elle d’être prophète. Adèle était une adolescente sérieuse, féminine, discrète et pieuse. Conscientes toutes les deux de leurs différences, s’en amusant, cela ne les a jamais empêchées de s’aimer et de se protéger. Chose importante, surtout à l’époque : « Dans l’Algérie du début des années 1990, mieux valait être solide sur ses bases, la suite allait secouer. »

Adèle et Abdèle passent leur enfance et leur jeunesse à Oran, puis en Kabylie. Entre-temps, les parents se séparent. Elles traversent ensemble la guerre civile, l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir et la répression violente par l’État des marches en Kabylie en 2001. C’est cette année-là et à cause de cette violence de trop que les deux sœurs s’éloignent l’une de l’autre, du moins géographiquement, puisque Abdèle, qui a alors vingt ans, décide de partir étudier en France. Quant à Adèle, elle reste en Algérie pour finir sa médecine et se marier.

Leurs chemins s’écartent alors de plus en plus. Abdèle découvre en France les joies du corps, enchainant les aventures et les relations avec des hommes et des femmes. Elle découvre aussi, mais moins joyeusement, l’atmosphère bourgeoise et classiste des grandes écoles. Au même moment, Adèle décide de renoncer à être médecin pour être mère. Abdèle s’enlise dans la précarité et la pression du salariat, quand Adèle remet en question ses choix de vie. Toutes deux connaissent dans leurs parcours des revirements impressionnants, comme si elles étaient prêtes à tout recommencer jusqu’à trouver ce qu’elles cherchent, bien que l’objet de leur quête ne soit pas défini.

Izza Amar, La vie d’Abdèle
L’attente (Alger, 2025) © Noame Toumiat

Leurs revirements concernent autant leurs expériences amoureuses, faites de claques patriarcales et de retour de bâton, que leurs vies professionnelles qui ne manquent pas de rebondissements, surtout pour Abdèle qui sera entre 2002 et 2020 (dans le désordre) : serveuse, conseillère marketing pour de grandes marques, téléconseillère et fondatrice d’une startup. Elle aura fait le tour du système libéral productiviste en passant par à peu près tous les échelons. L’autrice en fait une critique cinglante : « On reprochait au communisme le gâchis des potentiels, on peut voir dans le capitalisme leur rationalisation jusqu’au rationnement. » Quant à Adèle, elle renouera avec la médecine en ouvrant un cabinet où elle trouvera pour un temps le moyen d’agir concrètement contre ce qui la remue, avant de rejoindre l’enseignement.

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Durant plus de vingt ans, les deux sœurs évoluent dans deux sociétés qui semblent bien différentes malgré leur histoire commune, mais le procédé simple et efficace du parallélisme des deux vies que propose le roman montre des similitudes évidentes entre les deux pays. Les attentats de 2015 en France, par exemple, replongent Abdèle et Adèle dans la terreur des années 1990 en Algérie : « Quand c’est dans les rues de Paris et non d’Alger que sifflent les balles, nos yeux nous mentent. Notre tristesse a pourtant toujours le même goût : brûlant. Je n’ai qu’une envie, c’est d’appeler la France pour lui rappeler qu’elle a une sœur. » La synchronicité du mouvement populaire du Hirak en Algérie (commencé en février 2019) avec le mouvement des Gilets jaunes quelques mois auparavant est aussi rappelée. Abdèle a de la sympathie pour le mouvement en France : « il y a un truc « correct » chez eux, comme les Kabyles de mon adolescence. En passant parmi eux, j’ai ressenti cette familiarité que j’avais totalement oubliée. Ces blagues sur les pancartes, ces gueules pas télégéniques, cette tension de ceux qui passent du « dedans » au « dehors » ». Adèle, elle, remarque une différence de taille entre les marches de Kabylie et le Hirak : «Voilà ce qui avait changé, entre le Printemps noir de 2001 et le Hirak de 2019 : elles [les femmes] étaient là. Et j’y étais aussi. »

À quelques milliers de kilomètres de distance, dans des contextes politiques tout de même distincts, les sœurs font toutes deux l’expérience d’être une femme dans une société patriarcale. Et, malgré des attitudes diamétralement opposées, elles arrivent à une même désillusion, une même lassitude face à un monde qui les malmène, une même colère et une même envie de tout casser ou plaquer.

Virginie Despentes est citée dans quelques lignes du livre, le personnage d’Abdèle se reconnait dans sa colère, notamment face à des hommes écrivains et journalistes dans une émission télévisée. Il y a sans doute aussi quelque chose dans le style, drôle, incisif, intelligent et sans détour d’Izza Amar qui rappelle son écriture. Une forme de lucidité, qui, quand elle est partagée, fait s’allumer des ampoules dans la tête des lectrices et lecteurs. C’est réellement jouissif de voir cet éclairage appliqué au contexte algérien, qui n’avait jamais été aussi bien rendu dans un roman.