Le terrain vague de la liberté

Dans Les petits de Décembre, le nouveau roman de Kaouther Adimi, deux généraux s’approprient un terrain vague afin de s’y faire construire de belles villas. Mais les habitants de la cité qui l’entourent s’en sentent dépossédés. Les enfants en particulier, « les petits », réagissent vigoureusement. Ce lieu vide, ouvert, indéfini, avec ce qu’il offre de possibles et de libertés, devient une métaphore de l’Algérie. Les tensions de la société contemporaine, les blessures de l’Histoire récente comme les espoirs déçus de l’indépendance, y remontent à la surface comme autant de pierres tranchantes.


Kaouther Adimi, Les petits de Décembre. Seuil, 256 p., 18 €


Les petits de Décembre de Kaouther Adimi est un roman choral, le roman d’une ville, le roman d’un pays concentré dans le microcosme d’un espace nu, un terrain de foot de fortune, un champ de mauvaises herbes, mais qui échappait jusqu’alors au contrôle et à l’accaparement. Avant d’en arriver à l’espace central de la Cité du 11-Décembre-1960, le premier chapitre s’ouvre sur une vue générale de régions entières paralysées par les inondations, puis d’Alger embourbée, engluée par la pluie de février, bloquée par un gigantesque embouteillage, en dépit de policiers dont « cent pour cent des Algériens considèrent qu’ils sont bien plus souvent à l’origine de l’atroce circulation qui règne dans la ville blanche que de sa régulation ». Une ville également où flottent les souffrances passées. Comme celle de la femme sauvage dont la légende dit qu’on peut encore la voir errer à côté du ravin le long duquel s’est formé « l’immense bouchon », et où ont disparu ses enfants au XIXe siècle.

La Cité du 11-décembre-1960, date d’une grande manifestation pour l’indépendance, n’est pas une cité populaire, elle est réservée aux militaires, mais on y distingue des classes sociales : seules les maisons des généraux ont droit à des accès goudronnés. De par sa population particulière, elle constitue un mémorial des violences de l’histoire algérienne, que Kaouther Adimi rappelle par des anecdotes concrètes, en phrases simples et rapides. Nul ne sait ce qui était prévu pour le terrain au centre de la cité, resté inoccupé, mais des générations d’enfants l’ont investi pour y jouer au foot. Le récit s’attache plus particulièrement à trois d’entre eux. Inès est la petite-fille d’Adila, célèbre moudjahida de la guerre d’indépendance, torturée par les Français. Le père de Mahdi a, quant à lui, perdu ses deux jambes lors de la « décennie noire », la guerre civile contre les islamistes, période qui a aussi vu mourir le fils d’Adila, étudiant en journalisme. « Être journaliste en Algérie pendant les années quatre-vingt-dix, c’est comme être résistant pendant la guerre », écrit-elle dans ses mémoires. Quant au père de Jamyl, il a été tué dans un attentat en 2007.

Kaouther Adimi, Les petits de Décembre

Kaouther Adimi © Sacha Lenormand

Parallèlement, l’Algérie contemporaine apparaît comme une société bloquée, aux leviers concentrés entre les mains de quelques individus qui les réservent à leur usage personnel, comme les généraux Saïd et Athmane. Mais même eux ne sont pas libres dans un État policier où tout le monde est surveillé. Toute tentative de protestation paraît vaine, qu’elle soit étouffée dans l’œuf par l’appareil militaro-policier, comme celle de Youssef, un « jeune » parmi d’autres, ou qu’elle soit bien trop timide, comme celle de son père, colonel en retraite qui a créé un parti d’opposition, mais dont la vraie motivation est d’enfin voir arriver le « tour » de sa génération dans l’exercice du pouvoir.

Cette société comme écrasée par un poids colossal de corruptions, de déceptions, d’occasions manquées et de résignations, accumulées au cours des décennies et des luttes, Kaouther Adimi l’incarne dans des personnages vivants, au cours de promenades (pour éviter les micros), de discussions, de courtes scènes, pleine d’humour au quotidien ou de la fraîcheur parfois grave de l’enfance.

Le seul contre-pouvoir semble résider dans les réseaux sociaux, qui échappent à la surveillance étatique à condition qu’un événement soit suffisamment inhabituel, inattendu, pour devenir viral et surmonter la désinformation. C’est ce qui arrive quand les enfants occupent leur terrain de jeu avec tentes et tas de cailloux prêts à lancer, défiant l’autorité des généraux comme celle des parents : « Si un seul adulte dans ce pays imaginait trois secondes qu’un petit pouvait échafauder des plans, se battre contre un ordre établi ou quoi que ce soit dans le genre sans être manipulé ou poussé par un grand, voire un gouvernement étranger, les enfants seraient sur écoute, ils seraient suivis, ils seraient arrêtés. On créerait des camps spécialement pour eux ». Le terrain, où l’on pouvait se rêver champion de foot, devient aussi le lieu de rêves d’une lutte victorieuse, un lieu même où l’on peut faire des rêves inhabituels sous les étoiles. Tant qu’il reste vague, il est ce qu’on veut.

Kaouther Adimi, Les petits de Décembre

À l’aune de l’aspiration à la démocratisation qui s’est exprimée dernièrement en Algérie, Les petits de Décembre prend valeur de parabole. Les multiples histoires qui s’y disent dans l’urgence du présent de narration, alliant sérénité de l’évidence et fièvre de l’espoir, posent toutes la même question : celle de la reconnaissance de chaque individu comme un citoyen à part entière, avec les mêmes droits, quelle que soit sa proximité avec le pouvoir. La question de la démocratie, en somme.

Celle des femmes, aussi. L’oppression islamiste est évoquée : « Les années de plomb, ce sont aussi les femmes qu’il faut délivrer. Celles qui ont été enlevées, engrossées, torturées parfois pendant des années. Celles qui reviennent chez elles enceintes avec un enfant, deux enfants. Celles à qui il faut faire face après un assaut et dont il faut affronter la terreur passée et à venir ». Mais également les violences ordinaires : contre les femmes qui habitent seules ou les divorcées ; les agressions sexuelles qui installent la peur, comme c’est le cas pour Yasmine, la fille d’Adila.

De ce roman tenant à la fois du conte et de l’œuvre engagée, se dégage une image de l’Algérie à la fois débordante d’énergie et sombre de tout ce qui pèse sur ses habitants. Vu sous l’angle de la droiture enfantine, ce qui aurait pu rester une simple anecdote met en lumière l’intrication des liens multiples qui paralysent et, un temps, les tranche. « Nos pieds sont enfoncés dans la boue. Nous ne bougerons pas », affirment les petits de Décembre.

Au-delà de la seule Algérie, cette fable contemporaine nous dit qu’il ne faut pas attendre pour lutter contre un pouvoir oligarchique confisquant les libertés et sapant la démocratie, même insidieusement.

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