Cher connard est un roman épistolaire, précision qui permet de comprendre le titre : l’apostrophe, l’agression, le pistolet braqué sur la joue des hommes, le rire sardonique, l’outrance. Mais l’expression « roman épistolaire » a un parfum d’Ancien Régime qui convient peu au style de Virginie Despentes, fleur de bitume et reine de son temps. Alors oublions la question du genre littéraire. Elle intéresse seulement les universitaires, que l’écrivaine méprise, et pourquoi pas : elle leur règle leur compte dans le livre comme elle le règle à toute la société.
Virginie Despentes, Cher connard. Grasset, 344 p., 22 €
La romancière excelle à ça : tirer et pulvériser les genres (entendez aussi au sens sexuel, cela va de soi), les codes, les règles, les convenances et les conventions. Quelle puissance de feu ! La voix de Despentes porte ; elle est même si forte que c’est elle qu’on entend dans les deux personnages qui s’écrivent des lettres (et non des mails, c’est presque incroyable) ou tiennent un blog, commentant nos mœurs au fil de ces 344 pages qui enjambent le confinement.
Despentes a suffisamment de coffre pour s’offrir le luxe de se diviser en deux femmes et un homme, que voici dans leur ordre d’apparition : Rebecca Latté, une actrice qui aborde la cinquantaine sans illusions quant à sa valeur sur le marché du cinéma et de la séduction ; Oscar Jayack, écrivain et père de famille à la peine, dont la sœur était une amie de Rebecca ; Zoé Katana, ancienne attachée de presse d’édition qui a décidé de « meetooïser » Oscar parce qu’il l’a poursuivie d’ardeurs trop appuyées dix ans plus tôt. Les trois se sont donc connus plus jeunes, ils ont entre eux un lien amical, familial ou professionnel, ils vivent à la lisière de la célébrité, dans la lumière factice des réseaux sociaux ou au bord de l’oubli qui est le lot de l’humanité presque tout entière.
Un mot sur leurs noms parce qu’ils résonnent. Rebecca-Latté-Oscar-Jayack-Zoé-Katana : la voyelle a et la consonne k dominent. Elles font un bruit dur, brutal et cassant. Ça latte. Despentes a une oreille aiguë et un son qui crisse ; elle attaque un ton au-dessus de la moyenne. C’est normal, elle « vient de la scène rock », disent les gens qui ne la connaissent pas, cette scène.
On peut aussi souligner la portée de Despentes en la comparant avec la bande dessinée. Car elle croque, force le trait, grossit les défauts et la noirceur. Elle se fiche du goût et de l’harmonie. Sa vision des choses est fondamentalement disharmonieuse et belliqueuse, mais il arrive qu’elle soit tout simplement comique.
Du point de vue de la langue, Despentes écrase dans la même Dropbox une oralité crue et ordurière, un parler populaire ancien et un parler populaire moderne et postmoderne, des américanismes qui viennent de la « subculture » (merci la sociologie) des réseaux sociaux, puis soudain des termes châtiés et des références haut de gamme. Ce n’est pas une pose. Elle est ainsi composée, assemblée de ces différents registres ; elle ne serait pas autant lue et considérée si l’ensemble sonnait faux. Notez que vous n’êtes pas obligé d’y goûter ni de vous laisser intimider.
En revanche, ce qu’il vous faut reconnaître, c’est tout ce que ce chaudron permet de dire et de faire passer : toutes les contradictions, les lâchetés, les faiblesses de nos sociétés occidentales. Toute notre mollesse/dureté, toute l’injustice cachée sous l’autocensure, sous l’hypocrisie et le vernis bourgeois – le terme est à prendre au sens très large et très vaste que chacun connaît par cœur. À l’âge qu’elle a et avec la reconnaissance dont elle jouit, Despentes connaît aussi bien la très petite bourgeoisie que la moyenne dont elle semble venir et que la grande qui l’édite et la fête. Là encore, sous la plume de Despentes, l’accusation « bourge » sonne juste.
Et puis elle dit aussi la misère, l’absence d’horizon, le legs des guerres, la transmission de la pénibilité d’une génération à l’autre. « On oscillait entre le béton et les mauvaises herbes », écrit Rebecca à propos de son adolescence dans un lotissement HLM. Plus loin, il y a dans son éloge de la défonce (alcool, héroïne, cocaïne ou autre) un élément suicidaire qui peut choquer, même s’il est tamisé par une sensibilité d’écorchée vive, et, surtout, par un élan vital, celui de la romancière et celui du roman, son rythme et sa dynamique. Le livre a des longueurs, mais il a de la reprise. Les trois épistoliers-commentateurs se passent le micro et assurent les rebonds.
Vous pouvez reprocher à la romancière d’en faire trop mais vous ne pouvez pas lui reprocher d’être fausse ou de céder à l’air du temps. Car elle le précède, cet air du temps, du moins elle contribue à le créer. Vous ne pouvez pas non plus lui reprocher de geindre ni de se plaindre. Elle n’est pas douillette.
Prenez le mouvement Me Too. Sur les bancs de l’Académie française, les vieux mâles blancs qui déplorent la condamnation dont notre époque est friande (disent-ils) vont lever les yeux au ciel. Ils auront tort parce que Virginie Despentes évoque autant ce qui justifie la naissance de la nouvelle révolte des femmes que ses excès, ses détournements et ses retournements. Sa rhétorique est imparable, elle lève la voix très haut, tape sur la table, prévient les attaques et argumente. Aucune des facettes du féminisme contemporain ne lui échappe. Sans doute jugeront-ils souillon sa façon de faire, mais elle brille d’une lucidité parfois cruelle. Elle sait parfaitement que certains parents livrent leur fille « en offrande » et qu’« évidemment » certaines jeunes femmes abusent de leur charme. Sa brusquerie va avec un sens des nuances, plus précisément des discordances, une conscience de tout ce qui est incompatible et doit être dit. La vérité ne naît pas toujours du raffinement ou du beau style.
Sur les artistes et les écrivains dont la voix franchit les barrières et les usages, la bienséance et la bienveillance (nouveau mot d’ordre de notre société), Despentes a des saillies dont la pertinence brûle comme le soleil vu de trop près. Les grands créateurs blessent et cautérisent dans un même mouvement, et elle le rappelle sans prendre de précautions.
Plus largement, le roman peut être lu comme un pamphlet qui s’en prend au care et au « prends soin de toi », au devoir de douceur. La romancière va loin sur cette voie. Quand elle parle de « l’angoissante voracité de ce qu’on appelle l’amour maternel », elle rappelle Tony Duvert et sa haine des mères. Deux fois, trois fois, sa jumelle Rebecca ou son jumeau Oscar le balancent : « Plutôt crever que faire du yoga ». Il est vrai que le meilleur moyen d’endormir les consciences est de leur apprendre à se concentrer sur leur souffle.
Despentes et ses personnages ont une rage adolescente assurément salutaire. Rebecca note ainsi le vide de la ville pendant le confinement : « Il n’y a pas d’adolescents dans les rues. » Pas d’adolescents, donc pas de vie, pas de perturbation, pas d’opposition ni d’antagonisme. L’expression « se faire chier » revient souvent, synonyme de néant qui guette, de solitude, d’un ennui proche de la nausée. Rebecca le dit et le redit : au vide elle préfère les passions excessives et les hommes brutaux. « Qu’est-ce qu’on peut faire pour l’amie qui rencontre la mauvaise personne et ça se voit qu’elle va prendre une trempe carabinée ? », semble lui répondre la romancière. Est-ce de la résignation, une preuve d’intelligence humaine, une forme de solidarité silencieuse, une définition de l’amitié ?
Cher connard est un roman plein, très plein, presque exténuant. Est-ce un roman aimable ? Ce n’est pas certain. Un roman qui se veut aimable ? C’est encore moins certain. Il ne serait pas honteux de lui préférer une littérature moins brutaliste.