Jouer avec le feu

En 2002, le juriste africain-américain Randall Kennedy publiait aux États-Unis Nigger: The Strange Career of a Troublesome Word, un ouvrage s’élevant contre les « éradicationnistes » qui prônaient la suppression du « n-word » au motif que des usages non insultants du terme existaient et qu’il constituait un élément de la culture populaire américaine. La traduction vingt ans plus tard de cet essai, sans la moindre actualisation, ne relève pas seulement d’un coup commercial, mais d’une malhonnêteté intellectuelle aux intentions politiques pour le moins suspectes.

Randall Kennedy | Nigger. Histoire du racisme et usages d’un mot controversé. Trad. de l’anglais (américain) par Hélène Borraz. Plon, 240 p., 21,90 €

Au début des années 2000, avant les deux victoires de Donald Trump, avant même celle de Barack Obama à l’élection présidentielle américaine, ou les mobilisations autour de l’assassinat de George Floyd, un juriste écrit un ouvrage qui tente de faire l’histoire de l’usage d’un mot composé de deux voyelles et quatre consonnes : n-i-g-g-e-r. Balayant à la fois la culture populaire américaine, celle de la période esclavagiste, mais aussi celle de la fin du XXe siècle, revenant sur l’usage de ce mot en littérature (de Mark Twain à Richard Wright), il montre, de manière intéressante, comment le « mot en N », le plus souvent utilisé comme une insulte, a aussi d’autres usages (ironie, fierté…) dans certains contextes. En somme, il plaide pour une mémoire de ce mot et mise sur ses usages « positifs ». Soit. Comment interdire la lecture du grand roman de Twain au prétexte que le mot y figure 215 fois (dans nombre de dialogues), alors que précisément il s’agit chez l’écrivain d’un regard critique ?

Or, cette traduction française due à Hélène Borraz, publiée vingt ans plus tard, n’est pas précédée d’une préface expliquant combien cet ouvrage s’inscrit dans un moment qui n’est plus contemporain. Pire, la quatrième de couverture le présente comme un essai « d’une rigueur analytique impeccable qui nous plonge au cœur des débats de la cancel culture ». L’objectif non avoué de cette édition est de nourrir les thèses des artisans du procès contre le « wokisme », en reprenant un argumentaire produit par un chercheur africain-américain, professeur à Harvard. Soudain, les développements de Randall Kennedy prennent une portée qu’ils n’avaient pas lorsqu’ils furent écrits (en 2002) et qui semblent même en grande partie dépasser sa thèse initiale. Ainsi, montrer que si, pendant l’esclavage, le mot est très largement utilisé pour humilier les femmes et les hommes noirs, s’il est mobilisé ensuite pour stigmatiser ces mêmes personnes après l’abolition et plus tard pour disqualifier les femmes vivant avec des Africains-Américains (les « nigger lovers »), il ne faut pas oublier, rappelle Kennedy, que les principaux intéressés s’en sont aussi emparés pour « retourner le stigmate », à travers l’humour, la culture mais aussi la politique, et pour affirmer, non pas que « Black is beautiful » comme dans les années 1970, mais qu’être N. est une identité propre, authentique – Kennedy cite certains rappeurs qui revendiquent d’être de véritables « niggers », pied de nez aux racistes mais aussi manière de s’approprier la plus dégradante des désignations.

Randall Kennedy, Nigger. Histoire du racisme et l’usage d’un mot controversé
« Rise Up », Hank Willis Thomas. National Lynching Memorial (Alabama, 2016) © CC-BY-2.0/Ron Cogswell/WikiCommons

Kennedy semble persuadé en 2002 qu’il n’y a plus d’usage péjoratif du terme et que l’on peut être élu en traitant quelqu’un de « trou du cul » (sic) mais pas de N name. L’élection de Donald Trump en novembre 2024 et la place donnée à la pensée suprématiste blanche dans la politique fédérale prouvent combien l’auteur de Nigger était optimiste, lui qui considérait le racisme comme relevant du passé états-unien.

En 2025, alors que le gouvernement fédéral a interdit dans les programmes de recherche l’usage de nombreux mots dont « africain-américain », le choix des éditions Plon (propriété de Vincent Bolloré et dirigées par Lise Boëll, éditrice d’Eric Zemmour) est pour le moins troublant. Pourquoi mettre en avant une thèse qui consiste à pointer des critiques non appropriées de l’usage du terme ? Pourquoi insister à ce point sur ces quelques cas en expliquant qu’ils relèvent d’une hypersensibilité déplacée des opposants à l’usage du terme ? Kennedy revient notamment sur l’affaire David Howard, directeur d’un service municipal de la ville de Washington et sur l’usage du mot « niggardly » (parcimonieux) pour qualifier la politique budgétaire qu’il allait appliquer – ce qui avait déclenché une vague de protestations : par son assonance, « niggardly » avait été assimilé à celui du N name, alors même que les étymologies des deux mots sont sans rapport. L’une des autres affaires citées par le juriste pour dénoncer cette hypersensibilité, celle qui prône l’interdiction du mot, est celle du Boston Magazine, en 1998. Le journal consacre un portrait élogieux à Henry Louis Gates Jr, président du département des études afro-américaines de Harvard. Sur la couverture, le titre choisi est « Head Negro in Charge », édulcoration, précise Kennedy, de l’expression bien connue de « Head Nigger in Charge » (HNIC). La rédaction reçut de nombreux courriers qualifiant d’« extrêmement raciste » cette manchette. Et le juriste d’expliquer que ce qui avait choqué n’était pas l’expression mais le fait que c’était la rédaction blanche du journal qui l’avait utilisée. Kennedy explique que l’interprétation donnée à l’usage du mot N. dépendait du locuteur : ici, un magazine appartenant à des Blancs, écrit par des Blancs et lu par des Blancs. La dénégation du caractère raciste, même inconsciente, semble évidente ; le nier ou le relativiser ne paraît pas témoigner « d’une rigueur analytique impeccable ».

Dans une longue seconde partie, l’auteur revient sur une série d’affaires judiciaires ; il livre notamment sa lecture de l’affaire O. J. Simpson, accusé du meurtre de sa femme. On se souvient que la défense fut fondée sur une suspicion, celle du racisme du policier Mark Fuhrman. Kennedy souligne que l’usage répété et « avec délectation » du N name par Fuhrman, lorsqu’il fut prouvé par un enregistrement, eut pour effet d’innocenter Simpson, alors que tout laissait penser qu’il avait bel et bien tué sa compagne. Le juriste note, en s’en offusquant, combien alors l’usage du terme par l’un des acteurs pouvait changer le cours de la justice. Au regard des événements qui ont marqué les vingt dernières années et les assassinats répétés d’Africains-Américains par la police, démontrant si besoin était le racisme structurel de cette institution, l’argumentaire de Kennedy ne tient plus.

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De même, lorsque Kennedy aborde le monde universitaire, sa position, déjà en 2002 peu convaincante pour s’opposer aux partisans d’une interdiction élargie des « discours de haine », n’est plus audible aujourd’hui. Kennedy semblait alors se réjouir du fait que ces partisans aient échoué à renforcer la réglementation sur les discours haineux (à juste titre, note-t-il, car l’augmentation de ces discours dans la décennie 1990-2000 n’était pas prouvée). Il indiquait même que, proportionnellement, ces incidents racistes étaient faibles. Vingt ans plus tard, on sait à quoi cette forme d’aveuglement, de tolérance (donner une seconde chance aux locuteurs universitaire du N name), a conduit. De même, le présent semble mettre à mal l’argumentaire du juriste expliquant le caractère illégal du code de parole mis en place dans la prestigieuse université de Stanford en vertu de la doctrine de la neutralité du contenu (doctrine of content neutrality) qui est aujourd’hui largement mobilisée par l’administration Trump pour couper un ensemble de programmes de recherches.

Dans la postface qui revient sur la réception du livre, on aurait pu s’attendre à une certaine réserve de l’auteur. Or, celle-ci semble dater aussi des années 2000, et Kennedy souligne avec satisfaction que son ouvrage a ouvert un espace de débats, des échanges courtois. Soit, c’est un argument souvent utilisé pour justifier la publication d’essais aux thèses fort peu étayées : « le mérite de susciter des réactions ». Destiné à un grand public, comme son édition française vingt ans plus tard, le livre n’a pas l’ambition de nourrir la seule sphère académique, il ironise sur certaines prises de position plus éveillées que la majorité et tend à décrédibiliser celles et ceux que l’on peut aujourd’hui rétrospectivement qualifier de lanceurs d’alerte. Les éditions Plon, en traduisant le livre sous l’ère Trump, affirment une position : celle d’une légitimation d’une pensée raciste.