Aux amis de la Negro Anthology

Pour la première fois depuis sa parution en 1934, la Negro Anthology éditée par la formidable figure d’avant-garde artistique et politique Nancy Cunard (1896-1965) reparaît en version originale : un livre monumental, qui documente sur près de mille pages et sur tous les supports les violences contre les Noirs, mais qui célèbre aussi les cultures héritées d’Afrique à travers le monde. Quoique le coût exorbitant d’un tel livre rende sa diffusion difficile et discrète, exactement comme elle l’était lors de sa publication initiale à 1 000 exemplaires, les Nouvelles Éditions Place ne font pas que reproduire cette fascinante pièce de bibliophilie en fac-similé. La réapparition de « la Negro » réinscrit ses 150 contributeurs courageux et radicaux dans le panorama des luttes pour l’émancipation. Lire cet objet hors-mesure, le regarder, l’entendre est une expérience totale.


Negro Anthology. Édité par Nancy Cunard. Préface de Mamadou Diouf. Introduction de Sarah Frioux-Salgas. Nouvelles Éditions Place, 912 p., 119 €


Lorsque Nancy Cunard lance des appels à contribution, en avril 1931, elle prévoit que son ouvrage, qui doit s’appeler Color, sera « entièrement documentaire ». Quatre mois plus tard, il se nomme Negro et s’achemine déjà vers une explosion des catégories. En trois ans, 250 articles, 385 illustrations sont réunies pour mener une « contre-ethnographie de la modernité noire », écrit l’historien Mamadou Diouf dans sa préface. « It was necessary to make this book […] for the recording of the struggles and achievements, the persecutions and the revolts against them, of the Negro peoples », dit Nancy Cunard dans l’introduction de l’époque. Le projet refuse par définition une quelconque impartialité : c’est un livre de combat, qui s’assume comme tel. Il paraît le 15 février 1934 chez Whisart and Company, à Londres, dédié à Henry Crowder, le compagnon de Nancy Cunard, qu’elle appelle « my first Negro friend ».

Soixante-dix ans après les premières lois d’émancipation, le pianiste de Géorgie et l’héritière de la compagnie transatlantique Cunard Line vivent dans les prolongements de l’esclavagisme dans la ségrégation. Il est régulièrement dit que les yeux de cette femme née dans le Leicestershire se sont ouverts grâce à son compagnon noir. Une femme, bourgeoise de surcroît, était évidemment aveugle, voire totalement sotte…  Ce qui est certain, c’est que Nancy Cunard met fin en 1931 à sa maison d’édition des Hours Press, fondée trois ans plus tôt seulement, pour se consacrer entièrement à la dénonciation de la pensée raciste et de ses effets.

Negro Anthology. Édité par Nancy Cunard. Préface de Mamadou Diouf

Ce livre n’est pas véritablement une anthologie, puisque Nancy Cunard commande des contributions et crée cet objet de toutes pièces. Elle s’entoure pour cela d’amis, assume l’amitié qui fonde la communauté rendue visible ici. Non content de s’inscrire dans la veine du grand documentaire social à la Walker Evans-James Agee, l’ensemble déploie une forme d’intervention artistique qui emprunte au collage, la grande forme moderniste prisée par les poètes objectivistes, dont trois (Carl Rakosi, William Carlos Williams et Louis Zukofsky) participent au projet. Listes de lynchages et d’électeurs noirs par États, chansons des plantations, dictionnaire d’argot, proverbes, guides anti-préjugés, photographies de masques et de statuettes, cartes de l’Afrique précoloniale, intègrent superbement les textes, qui eux-mêmes entrent systématiquement en résonance. Si la situation états-unienne prend une grande place, les réalités vécues par les Noirs des Antilles ou d’Europe sont présentes aussi et donnent le sentiment d’une globalité. Les auteurs, où l’on trouve peu de femmes, sont militants, anthropologues, juristes, journalistes ou encore musiciens. Les légendes d’images, très travaillées, font aussi partie de l’ensemble, tout comme les lettres du titre imprimées au fer. L’ensemble est absolument réussi car, ne se voulant pas exhaustif, il conserve d’abord des traces singulières, des visages, des noms, des dates, des histoires qui sont, une fois cette somme parcourue, inoubliables. Un autre aspect bouleversant du livre consiste en sa capacité à faire surgir ces fantômes que sont les chants, les masques, les statues d’Afrique, présents non derrière des vitres et enfermés dans un musée, mais en relation avec le reste des productions artistiques humaines, qu’elles viennent de Noirs ou de Blancs.

Dans cette galaxie reliée par la lutte, les poètes tiennent le haut du pavé. Nancy Cunard en a connu beaucoup à Londres, où elle fréquentait les Woolf, et à Paris, où elle fut la compagne de Louis Aragon et l’amie de Michel Leiris. À Ezra Pound évoquant l’anthropologue anticolonialiste Leo Frobenius quelques années avant de louer Hitler et Mussolini, on préfère la poétesse trinidienne Olga Comma qui célèbre la culture cosmopolite de son île et les surréalistes français, en grand nombre. C’est un paradoxe, puisque la négrophobie en France n’est pas évoquée en tant que telle et le grand mouvement contemporain de la négritude jamais sollicité ; et, à l’inverse, l’œuvre de Nancy Cunard montre combien son équivalent n’a jamais existé dans le contexte francophone, plus timoré, moins radical. Apparaît alors le nom du jeune Samuel Beckett qui, raconte son biographe James Knowlson, cherche un travail alimentaire et a publié son premier texte inspiré de Descartes aux Hours Press. L’auteur à venir de L’Innommable traduit en anglais les textes acerbes de Benjamin Péret, René Crevel, Raymond Michelet et Léon-Pierre Quint, ainsi que le texte écrit tambour battant par le groupe surréaliste de Paris et intitulé « Murderous Humanitarianism ».

Negro Anthology. Édité par Nancy Cunard. Préface de Mamadou Diouf

La force de tous ces témoignages, prises de position, récits et archives n’empêche pas la Negro Anthology de se montrer parfois contradictoire dans ses propres termes. C’est là justement un des intérêts de la réédition : montrer la difficulté du combat pour l’émancipation dans un monde dominé par la pensée racialiste. Car le surréaliste Raymond Michelet a beau écrire : « The white man is killing Africa », il dessine des masques congolais exposés au musée colonial belge de Tervuren ; Nancy Cunard elle-même affirme la nécessité de reconnaître la valeur du patrimoine culturel africain sans jamais remettre en cause l’exploitation du continent lui permettant d’accumuler une fortune colossale de pièces d’ivoire. L’ouvrage qu’elle avait entrepris sur l’ivoire ne vit jamais le jour… Au-delà de ces contradictions, la Negro n’échappe pas, par un réflexe sans doute sincère sur le moment mais si criant quatre-vingts ans plus tard, à la réification et à l’essentialisation de l’Afrique et des peuples noirs. Attaquer la culture blanche raciste passe ici par l’érection d’un monument à une culture noire fantasmée bien que documentée avec précision. On pourrait notamment juger plus ou moins pertinent le découpage des sept sections géographiques et thématiques (America, Negro Stars, Music, Poetry, West Indies and South America, Europe, Africa), qui font de l’Afrique une thématique en soi alors que le continent se déploie à travers le monde entier.

En revanche, il serait bien difficile de faire de la Negro un livre extérieur aux combats noirs. Nancy Cunard et ses amis ne mènent pas une révolution de salon, mais prennent clairement position dans les débats de leur époque, avec une audace qui ferait bondir aujourd’hui : que ce soit en faveur de l’autodétermination de la « Black Belt » défendue par les communistes américains (une sécession d’États majoritairement peuplés de Noirs) ou contre l’embourgeoisement progressif de la lutte pour les droits civiques. Dans ce collectif sous forme de livre, la liberté de jugement est telle que le débat intellectuel prend forme en son sein même (Eugene Gordon et Nancy Cunard s’attaquant frontalement à W.E.B. Du Bois).

Negro Anthology. Édité par Nancy Cunard. Préface de Mamadou Diouf

Au-delà du mythe du livre et de son initiatrice, qu’est-ce donc que lire à l’heure actuelle ce document hors normes ? Son effet au présent se révèle finalement d’autant plus puissant au gré de certains de ses décalages temporels. Il donne l’impression d’une projection illuminée vers notre contemporain, car ses auteurs défendent avec vigueur une vision du monde transfrontalière et transnationale qui ne cherche à définir aucune périphérie. On en est loin… mais la Negro Anthology encourage et donne foi dans les formes à inventer au service de la critique, capables de restituer un grand tout à partir de la mémoire des souffrances et des luttes. Nancy Cunard elle-même, décédée en 1965 à Paris, aura saisi dans ce geste l’imbrication des facteurs économiques, politiques et sociaux, puis fait converger les luttes dans sa propre existence (elle publie en 1937 un second livre collectif contre la guerre d’Espagne, Authors Take Sides, puis prend part à la Résistance).

Parcourir ce monument gigantesque et droit, débordant, foisonnant mais plein d’élégance, c’est circuler à travers la planète et à travers les temps pour y trouver une continuité toujours attaquée par les pouvoirs ségrégants. En leur temps, les amis de la « Negro » n’avaient pas tergiversé pour définir une ligne d’action. À présent que la « race » refait surface et que les formes artistiques ont perdu de leur efficacité, il est certain qu’ils doivent être écoutés.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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