L’aptitude militaire en question

Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2020, Des hommes pour la guerre. La sélection médicale des soldats est le premier ouvrage de l’historienne Aude-Marie Lalanne Berdouticq. Richement illustré, il raconte comment les armées françaises et britanniques ont procédé à la sélection et, de fait, à la mise à l’écart des citoyens de sexe masculin entre la fin du XIXe siècle et les lendemains de la Première Guerre mondiale (dans les forces terrestres). Cette sélection, en raison de la mobilisation de masse et de l’engagement de toute la société dans le conflit, devient une préoccupation majeure des états-majors et des sociétés.

Aude-Marie Lalanne Berdouticq | Des hommes pour la guerre. La sélection médicale des soldats. CNRS Éditions, 462 p., 26 €

Le sujet de cet ouvrage est de première importance, à deux titres. D’abord, il s’inscrit dans le renouvellement historiographique, déjà ancien mais inachevé, qui consiste à s’écarter des grands chefs, des batailles décisives et des structures de commandement pour se pencher sur ce que la guerre fait aux sociétés et aux acteurs ordinaires ou subalternes. Assurément, les savoirs produits auparavant sur la guerre, le combat et les combattants ne sont pas dispensables. Mais certains effets de la militarisation des sociétés et des transformations de la guerre moderne n’avaient pas été bien perçus et mis en avant : c’est le cas de la sélection médicale des « hommes pour la guerre ». Dans des sociétés industrielles ou désormais post-industrielles qui entretiennent un rapport ambivalent à la guerre (à la fois récurrente et de plus en plus absente de l’horizon d’attente des acteurs ordinaires, voire des dirigeants politiques), savoir qui va combattre et peut-être mourir, en tout cas subir dans sa chair les effets de l’engagement armé, n’est pas une considération secondaire. Il est donc bienvenu qu’une recherche approfondie offre une perspective nouvelle sur cette question. Nous y reviendrons.

La deuxième raison qui fait de cette problématique un enjeu de réflexion à la frontière entre histoire, sciences sociales et décision politique ou citoyenne, est évidemment le contexte de publication de ce livre. La guerre russo-ukrainienne, commencée en 2014 mais qui a complètement changé d’échelle en février 2022 avec l’invasion manquée du territoire ukrainien par les forces militaires russes, a révélé dans les deux camps une carence structurelle en combattants, en particulier pour l’infanterie. Comment deux États peuplés de 40 et de plus de 140 millions d’habitants ne parviennent-ils pas à mobiliser plus que quelques centaines de milliers de combattants et combattantes dans ce qui est présenté comme un conflit existentiel (assurément, du côté ukrainien) ? Certes, les processus de mobilisation mis en œuvre par les belligérants sont incomplets, mais bien d’autres limites viennent heurter le recrutement – ou, comme l’indique l’auteure à propos de son étude, le « rendement ». Les motifs d’exemption ou de restriction d’emploi des citoyens (et désormais des citoyennes) auront nécessairement changé depuis la Grande Guerre (surpoids et obésité étant devenus bien plus fréquents, par exemple), mais la question de l’aptitude à servir dans une armée et plus encore au sein des unités combattantes demeure. Quant à la place de l’opinion publique dans l’acceptabilité du recrutement, dans les démocraties, elle est plus que jamais d’actualité, quelles que soient les transformations du champ médiatique.

Aude-Marie Lalanne Berdouticq, Des hommes pour la guerre. La sélection médicale des soldats
Une nouvelle recrue de l’armée britannique subissant un test de la vue dans le cadre de l’examen médical destiné à évaluer son aptitude au service militaire pendant la Première Guerre mondiale © CC0/Imperial Par Museum

La recherche d’Aude-Marie Lalanne Berdouticq construit donc un questionnement fondamental : comment une « notion » disputée, celle de l’aptitude militaire, s’incarne-t-elle dans un « moment » redouté et souvent critiqué, celui de l’examen médical, pour devenir un « problème » plus vaste, celui du recrutement, en tension entre les besoins des stratèges et les réserves (sinon les résistances) de populations qu’il faut convaincre de la nécessité vitale du service ? Au fond, comment articuler le drame individuel que peut représenter l’enrôlement du soldat « apte », séparé de sa ferme, de sa famille, entraîné plus ou moins efficacement et soumis à de mortels dangers, avec une politique nationale (et globalement approuvée par le plus grand nombre) de mobilisation maximale pour un effort de guerre présenté comme relevant de la survie collective ? 

Pour répondre à ces questions, l’auteure met en avant plusieurs ressources – sans parler des fonds utilisés, très vastes, qu’il s’agisse des National Archives, du SHD, de la Wellcome Library, entre autres –, à commencer par la comparaison. Mettre en regard pratiques et transferts français et britanniques s’avère opérant, malgré les différentes cultures du recrutement militaire (conscription contre volontariat, du moins jusqu’en 1916), et d’abord parce que la sphère savante englobe les deux pays, les deux communautés médicales, de façon durable dans un système d’alliance qui soutient le choc de la guerre totale. Celle-ci conditionne d’ailleurs des influences réciproques, et aussi des réponses différentes à des problèmes identiques, comme l’assouplissement de la sélection (pour améliorer – là aussi – le « rendement »), ou son renforcement. Par ailleurs, l’histoire de l’expertise (et, dès lors, des sciences, des pratiques administratives et médicales, de l’État, des armées) rencontre dans le domaine de la sélection médicale une histoire sociale et culturelle, sinon politique et stratégique, mieux connue, mais bien reliée à l’objet de la recherche.

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L’ouvrage suit un plan chronologique : d’abord, il délimite le périmètre et les acteurs de la sélection médicale des recrues, jugées inaptes, partiellement ou totalement aptes, à la fin du XIXe siècle. Ce phénomène s’inscrit dans les pratiques hygiénistes d’une époque soucieuse de prophylaxie et de discipline sanitaire. Puisque la norme est qu’un jeune homme soit apte, définir l’inaptitude revient à définir une déviance, qu’elle touche à la taille de l’examiné, ou à la conformité de l’appareil génital – toutefois, cette biopolitique n’en est qu’à moitié une. Les médecins militaires ne jugent pas, au fond, de la bonne conformité dans l’absolu, mais de celle qui permettra à la recrue de répondre aux exigences du service : « l’aptitude militaire n’est pas un état en soi mais un rapport entre un individu et une institution, l’armée », avec au centre l’incontournable travail de médiation des savants-praticiens de la médecine militaire. Le « tableau nosologique » s’étoffe au fil du temps, bien au-delà de la « faible constitution », reflet aussi d’une expertise qui se légitime à mesure qu’elle étend le champ de ses investigations physiologiques. Cependant, ainsi que le souligne l’ouvrage, tout comme un expert judiciaire, le médecin est « convoqué par l’armée pour aider à la formulation d’une décision militaire », et ne décide pas seul. Une lutte d’influence se dessine donc entre médecins et non-médecins, mais aussi entre des savoirs experts et des savoirs profanes, que cela concerne les recrues (désireuses ou non d’être jugées aptes) et la « société civile », qui produit aussi des normes, fussent-elles diffuses.

Le moment charnière dans la construction d’un art tout politique de la sélection des recrues est bien la Première Guerre mondiale : contrairement à l’évidence, à savoir une simplification autoritaire du recrutement, Aude-Marie Lalanne Berdouticq montre la complexité du processus à l’épreuve du conflit. Non seulement la guerre totale n’induit pas un renoncement aux normes et recours de la démocratie libérale, mais elle semble les activer davantage, tant l’enjeu est fort : empêcher que des « inaptes » ne servent, au bout du compte, de chair à canon. L’opinion publique, la presse, les appels devant les tribunaux, permettent à l’auteure d’observer l’agentivité des acteurs critiques ou en position de refus, contestation non pas tant de l’expertise en tant que telle, mais constat amer de son recul dans l’urgence de la mobilisation intégrale des sociétés dans la guerre. En France, une forme de « gestion de crise sanitaire » ambitionne de traiter les trop nombreux faux « aptes » qui auraient été exemptés en temps de paix, tout en renforçant la sélection, surtout à compter de 1917, pour limiter la présence de ces « inaptes » dans les rangs, avec en arrière-plan des craintes quant à la propagation de maladies contagieuses comme la tuberculose. En Grande-Bretagne, la réforme de la sélection permet au corps médical civil de gagner en légitimité face aux autorités militaires, sans que les critères d’aptitude changent fondamentalement, et surtout dans une logique efficace de communication politique. Au total, dans les deux pays, l’expertise sort plutôt renforcée de ces crises, sans doute aussi parce qu’un fond culturel positiviste place dans la science et ses acteurs, perçus comme plus détachés des contingences politiques, une confiance sans doute excessive. La sortie de guerre pose de nouvelles questions, et en particulier celle de l’arsenal technologique à mettre en œuvre pour une sélection plus exigeante, surtout quand de nouveaux dispositifs guerriers l’imposent, par exemple l’aviation militaire. 

En conclusion, Des hommes pour la guerre offre une réflexion efficace sur un débat ancien, celui du consentement et de la contrainte, par les négociations de l’autorité et le biais de l’expertise, ce qui permet de donner des réponses nuancées sur les seuils à partir desquels la mobilisation des sociétés devient conflictuelle, voire intolérable. 


Paul Lenormand est historien, maître de conférences à l’Université Paris-Nanterre, Institut des sciences sociales du politique (ISP).