Pierre Michon, auteur de l’Iliade

À peine deux ans d’attente depuis Les deux Beune : Pierre Michon ne nous avait pas habitués à pareille fréquence de parution. Réjouissons-nous. D’autant que les quatorze textes de J’écris l’Iliade composent un « récit » éblouissant ; érudit, mal élevé, sensible, choquant, profond, carnavalesque. Cette prose concentrée, par la variété des angles, la fulgurance des images, la drôlerie divagante, cloue le lecteur comme à une porte de grange avec une force rarement atteinte dans la littérature contemporaine.

Pierre Michon | J’écris l’Iliade. Gallimard, 272 p., 21 €

Silhouette ombreuse ou héros vieillissant, Homère est le fil d’Ariane des textes très divers qui composent ce livre. Ces récits furieux, pétaradants, donnent l’impression de viser des azimuts différents mais obéissent à une cohérence d’ensemble subtile et complexe, où le feu d’artifice et la vraie brûlure dansent un fécond tourbillon. Le livre se termine d’ailleurs par un bûcher d’enfer, qui laisse un tumulus cendreux de « six mètres par trois, deux de haut ». Il faut faire des deuils pour pouvoir repartir.

Deux textes redisent la puissance des mythes : le désir universel d’Actéon, celui interdit de Pasiphaé. D’autres racontent Homère ; entrant dans la tente d’Achille, vieillissant sous le vent de Ios, rêvant d’Hélène. Et Alexandre, ivre à Babylone, rêvant d’Homère. L’un est vieux, l’autre pas, mais tous deux, au seuil de la mort, rêvent de littérature écrite ou lue, car c’est de cela qu’il est question : de littérature. De sa présence dans le monde, sur un cap sicilien ou dans une cour de ferme. De son absence quand elle se dérobe, fantôme sourd.

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J’écris l’Iliade confirme que Pierre Michon est un grand écrivain, non pas parce que c’est le livre parfait, idéal comme Apollon, mais parce qu’il fulmine, soupire, rugit, gémit comme Dyonisos.

Pour dire cette littérature qui est aussi la vie, J’écris l’Iliade renoue avec la veine autofictive de Pierre Michon. Six textes, au début et à la fin, alternés avec Homère, Borges, les mythes, et les encadrant. Une vie encastrée en eux. Les récits enchâssés dans cette vie. Diomède et Ajax sur leurs chars ou Pierre fauchant sa cour, même histoire. Les premiers textes nous redonnent le Michon excessif et voyou des Vies minuscules, « joyeux avec férocité », qui dit à tue-tête des vers en tapant sur les fauteuils d’un wagon désert, traversant la France quand « la nuit lève les écrous. Ici, j’étais comme un homme libre, c’est-à-dire déchaîné ». Cette sensibilité extrême, « dérèglement de tous les sens » aidé par les amphétamines et anxiolytiques destinés à décourager l’armée française de l’enrôler, transfigure une locomotive à vapeur prenant de l’eau sous les étoiles, en fait le principe à la fois de la jouissance et de l’écriture, couple qu’on retrouve tout au long de J’écris l’Iliade, tant le désir les unitDans cette machine, celui qui doit devenir Pierre Michon entend « la note qui est le chant de l’univers », épiphanie de chocs et de giclements, rêverie de chauffeur couché à même le ballast sous la Grande Ourse.

Cette langue qui force l’idée dans l’image pour qu’elle en déborde et s’en échappe rend follement présente la Grande Grèce des vestiges et des mythes. Le jeune Michon visitant la Sicile, regardé par un dieu à travers les colonnes de Ségeste, bivouaquant au cap d’Éryce – encore un feu –, est baigné par le même vent que le vieil Homère allongé sous une toile de navire à Ios.

Michon n’écrit pas sur mais dans ses lectures. Il est, en tant que personnage, Homère qui, en tant que personnage, est Pierre Michon. Comme Alexandre, soulographe maximum, champion des ivrognes, convoiteur d’absolu. Comme Achille, dont la colère devient celle de Michon dans « Malama Tamaï », et qui devient Alcide, le fermier voisin de l’écrivain entrant dans sa maison limousine, la tronçonneuse dressée comme une lance. On pleure, on rit, on tremble, on sent le vent avec eux.

Pierre Michon, J'écris l'Iliade
Pierre Michon © Jean-Luc Bertini

A contrario, « L’autre aveugle », sur Borges, montre ce qui fait la force des autres textes : leur écriture devenue leur sujet. « L’autre aveugle », c’est du travail bien fait : de grands auteurs (Borges, Stevenson), un paradoxe (Homère aurait plagié Shakespeare), des thématiques (la cécité, le miroir des apparences), mais les dieux s’en sont absentés. Peut-être fallait-il cette redescente après le sommet de tension tragicomique de « Malama Tamaï ».

Et surtout, la représentation des femmes pose problème. En 2025, un livre qui s’annonce érotique aurait gagné à ce qu’une femme fût moins souvent « cambrée et exposée haut à la façon des bêtes », « ce tas de viande offerte, un peu molle, infiniment corvéable, menacée, mordue, tout en chutes, en fentes et en replis, que sont les femmes dénudées dans la peinture japonaise », etc. Michon ne parle pas des femmes uniquement de cette manière ; souvent, aussitôt après un de ces passages, il esquive souplement la vulgarité. Mais que chaque texte ou presque ait sa scène de sexe donne parfois le sentiment que, contrairement à Hélène, Pasiphaé et Artémis – plus déesses que femmes –, les mortelles sont des figurantes passant à l’arrière-plan du désir masculin. La plus longue nouvelle, « Hélène revient », raconte une passion sadomasochiste vue à travers le regard d’un adolescent voyeur. Elle n’est pas la plus réussie. Peut-être parce qu’elle ressemble à La Grande Beune – la même relation entre une femme somptueuse et un homme de petite taille, un instituteur, un enfant, la campagne – en une réécriture qui, au lieu de suggérer, explicite trop. Michon est plus convaincant quand, d’une voix si personnelle, il convoque ce qui appartient à tous : Hélène, Priam, Alexandre, une pause à la Grande Ourse, la nature de l’air au bord de la Méditerranée ; quand il rend terriblement concrets le casque d’Achille, une locomotive, « la substance hostile et imbécile de la nuit ».

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Tous ces textes envisagent la littérature. On lit les phases où l’écriture déserte, le bonheur miraculeux quand elle revient. On voit l’auteur ne pas s’épargner, faire le pitre, se moquer d’autres écrivains, de la critique et du public qui l’ont « idolâtré ». Surtout de lui-même : dans « Une langue pure », un écrivain fictif détruit un de ses propres textes, car « on aurait dit du Michon, à la fois sadique et gnangnan ». Quant on lit : « Michon, avec la mégalomanie, plonge dans l’obscène, depuis la deuxième partie de son histoire de Beune et ça ne vaut pas tripette », on hésite sur la part d’ironie. Les dieux, ivres ou bouffis d’orgueil, souvent sombrent dans le ridicule mais parlent aussi par la bouche du bouffon. Le sérieux et le comique, le sublime et le grotesque s’enlacent dans cette œuvre. L’auteur ne dissimule pas la part d’excès et de dureté que Michon – le personnage – porte en lui, il monte sur ses grands chevaux, va trop loin : « L’hybris chargé jusqu’à la gueule part toute seule, j’explose ». L’écrivain d’« Une langue pure » ne publie rien, se suicide. Heureusement, il s’appelle Sylvain Delille, pas Pierre Michon.

Le style est plus coupant, plus sec que dans ses premiers livres, mais les images y sont toujours aussi inattendues, aiguisées, allègres. J’écris l’Iliade confirme que Pierre Michon est un grand écrivain, non pas parce que c’est le livre parfait, idéal comme Apollon, mais parce qu’il fulmine, soupire, rugit, gémit comme Dyonisos pour nous dévoiler en même temps plusieurs vues de la vie, qu’on l’appelle amour, vin, déesse ou littérature. Peut-être Pierre Michon a-t-il renoncé au rêve d’« une langue pure », la langue absolue qui embraserait le monde, et, ce faisant, peut-il écrire et publier, nous donnant des aperçus sublimes à travers la fenêtre des dieux. Homère lui-même n’a pas raconté toute la guerre de Troie.