Savoir poursuivre

À l’exception de très courts textes, Pierre Michon n’avait rien publié depuis Les Onze, en 2009. La parution des deux Beune, assemblant La Grande Beune, publiée isolément en 1996, et sa suite inédite, La Petite Beune, est donc un événement, qui interroge sur l’achèvement des textes, sur leur publication et sur le rapport entre les deux moitiés d’un diptyque. Là où La Grande Beune déployait un faste tendu par le désir, sa petite sœur doit, pour finir, se résoudre à composer, au moins un peu, avec le monde tel qu’il est. Le style en est plus âpre, moins grandiose, moins parfait peut-être, et pourtant Pierre Michon s’y montre toujours grand écrivain par sa faculté de nouer les thèmes à la force de la métaphore, pour dire en même temps la réussite et le manque, le ridicule et la création.


Pierre Michon, Les deux Beune. Verdier, 156 p., 18,50 €


On retrouve dans La Petite Beune les personnages là où on les avait laissés, en 1961-1962, au bourg de Castelnau, dans une Dordogne rurale qui reste liée à la IIIe République autant qu’à la Préhistoire dont la région, entre Lascaux et La Madeleine, Les Eyzies et Font-de-Gaume, contient de nombreuses traces. Dans La Grande Beune, le narrateur, jeune instituteur fraîchement nommé, y rencontrait Yvonne, la superbe buraliste, pour laquelle il éprouvait un désir aussi immédiat qu’intense. Sa fiancée, Mado, venait lui rendre visite, comme un hiatus, une irruption décalée du monde urbain dans ce microcosme entrelaçant obsession sexuelle et invention de l’art, exacerbation des sens et mystère des grottes, ornées ou nues.

Les deux Beune, de Pierre Michon : savoir poursuivre

Pierre Michon © Jean-Luc Bertini

Aucune nouvelle figure, aucun nouveau territoire n’apparaît ; la Grande Beune cède juste le devant de la scène à la Petite. Entre les deux textes, le lien est serré raide par l’image de Jean le Pêcheur, dodelinant « sous son rhum ». Ce Jean, personnage secondaire du premier récit, a droit a davantage de place dans La Petite Beune. Insouciant et filou en toute circonstance, « « chasseur-cueilleur » attardé » [1], il brave les interdits, surtout par des pêches nocturnes, clandestines et miraculeuses. Mais il y a un revers à la médaille : il est « ce qu’on appelle un rigolo, c’est-à-dire un homme inapte à gagner sa vie ; mais qui de cette inaptitude a fait sa vie même ».

Dans cette première partie de La Petite Beune, s’écrivent des sortes de Vies minuscules : celle de Jean le Pêcheur, et celle de son comparse, l’agriculteur Jeanjean, amant d’Yvonne. Lui aussi joyeux à sa manière pour faire un pied de nez à la vie, Jeanjean, qui tire le diable par la queue et qui fait visiter une grotte préhistorique parfaitement vide, est une autre « espèce de rigolo », Ces deux-là, dans La Grande Beune, l’œil du narrateur les nimbait d’une forme d’aura énigmatique. Il admirait leur aisance à traiter avec l’univers de sensations qu’il découvrait. Mais ici, bien que rigolo lui-même, car dans sa fonction d’instituteur, il passe son temps à « enfouir couche après couche, le masque d’Hollywood au fin fond du relatif, de l’inessentiel », il les voit comme des repoussoirs. Le jeune instituteur – dont on apprend qu’il se prénomme Pierre – affirme qu’il ne veut pas devenir ce qu’est Jean le Pêcheur, et il ne veut pas croire, comme Jeanjean, qu’« en ce monde, il n’y a absolument rien ».

Les deux Beune, de Pierre Michon : savoir poursuivre

Imitations de peintures rupestres sur un rocher à Vallon-Pont-d’Arc © CC BY 2.0/Christophe Delaere/Flickr

Le masque d’Hollywood, Yvonne s’en pare, maquillée, habillée, festonnée, quand le désir la tient, « ce masque que Sumer a cherché, que Mycènes a cherché, que je suppose Cro-Magnon a cherché », quelque chose d’« exagéré, ridicule » mais qui est aussi « le comble de la civilisation ». C’est que Les deux Beune, à travers les métaphores, à travers le désir pour la buraliste, à travers la Préhistoire, parle aussi de création. Jeanjean et Jean le Pêcheur ont sans doute effacé au Kärcher des peintures rupestres dans la grotte qui s’ouvre au fond de la grange du premier. Pierre Michon, lui, ne fait pas ça. On sait qu’il écrit mais qu’il a du mal à laisser publier ses textes. Que, dans ses œuvres, revient l’écart entre le désir et sa réalisation, qu’ils tournent autour de ça, qu’ils butent dessus : le texte écrit n’est jamais à la hauteur de sa conception. Et pourtant, on s’en réjouit, il publie La Petite Beune.

Qui – comme La Grande – parle de littérature. Quand Mado quitte le narrateur, ses mots se retrouvent en italique, car ils sont ceux de tout le monde, du sens commun, des guides touristiques. Le héros affirme qu’il souffre parce qu’il aime beaucoup Mado mais qu’elle était « la petite monnaie qui nous permet de négocier avec la formidable banque des imaginations lubriques, mon passeport pour l’honnête clarté du monde ». On peut y voir le refus d’une littérature négociant avec l’ordinaire. Mais l’autre littérature, celle du « comble de l’humanité », de l’« imminence éternelle », comment la mener à terme ?

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Un bison peint à l’ocre dans la grotte de Font-de-Gaume. Dessin par H. Breuil et L. Capitan publié dans le compte-rendu du Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique de Monaco de 1906

On retrouve dans La Petite Beune l’écriture de Pierre Michon, ses bonheurs – « le crapahut de cuirassiers nabots, antédiluviens » pour des écrevisses en fuite –, son regard unique, sa richesse d’expression qui lui permet de lier le sexe, l’autorité savante, la pêche, l’art. Mais il y a quelque chose de furibond, d’énervé, de réticent, dans la course du livre et du narrateur vers la résolution du désir pour Yvonne. La pluie et la neige, dominantes dans La Grande Beune, ont laissé place au brouillard dans lequel tâtonnent les personnages. Tous sont moins joyeux, moins heureux. Yvonne y est toujours fastueuse mais également vulnérable, risible. Lorsque, sous un faux prétexte, trop habillée, elle pénètre dans l’auberge pleine d’hommes, son élégance bascule dans le kitsch. Le narrateur lui-même, effaré, errant dans les bois, incapable de trouver la Petite Beune au bord de laquelle il espère qu’Yvonne l’attend, vire au grotesque : « Mon complet […] était entièrement salopé ; la cravate frottée de mousse était un torchon. Les brindilles arrachées aux basses branches me faisaient de petits andouillers çà et là dans les cheveux. Parfait ». Cependant, il y va. La démythification n’agit pas : imparfaite, humaine, Yvonne est toujours aussi désirable, l’élan du héros ne se dément pas.

La Grande Beune était le livre des hautes aspirations, des promesses, interrompu par l’impossibilité pour l’acte de correspondre à l’attente. La Petite Beune reprend le problème et s’y confronte, plongeant dans le cambouis de l’achèvement. Après l’envol, l’atterrissage est toujours difficile. Face à la grandeur des départs, les fins peuvent paraître plus petites, mais elles ont le mérite de tenir. « Le Présent se rencontrait enfin », dit le narrateur. Dans Tablée (2017), l’auteur réunifiait une toile que Manet avait coupée en deux. Ici, il termine le tableau laissé en suspens pendant vingt-sept ans. Et ce n’est pas moins bien ; c’est autre chose.

« La jouissance est une phrase », affirme aussi son héros. Pour le plus grand plaisir du lecteur, Pierre Michon choisit la publication plutôt que le Kärcher. Souhaitons que beaucoup d’autres textes nous arrivent.


  1. Selon l’expression de Pierre Michon lui-même dans l’article « Le Grand Esturgeon », paru dans la revue Sédiments 3 en 2015 et repris dans le Cahier de L’Herne en 2017.

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