Autoportrait en creux

Dans J’, Mika Biermann aborde sa propre vie, mais, comme ses précédents ouvrages, ce « roman autobiographique » ne ressemble à aucun autre livre. S’y entrelacent des scènes de l’existence de « Micha » et de ses ascendants avec d’autres où batifolent des personnages extravagants dans un château décrépit. L’ensemble se combine en une profonde et belle représentation des liens familiaux, des petites choses qui font la vie, et de la part immaîtrisée de l’acte créateur.

Mika Biermann | J’. Anacharsis, 160 p., 17 €

Ces dernières années, le mois de janvier avait souvent vu la parution d’un récit de Mika Biermann, contant, concentrant et romançant la vie d’un peintre : Trois jours dans la vie de Paul CézanneTrois nuits dans la vie de Berthe MorisotTrois femmes dans la vie de Vincent van GoghJ’ raconte l’histoire familiale de l’auteur également de manière non exhaustive, à travers des instantanés très denses.

Ce livre aurait dû paraître bien plus tôt. Avant sa mort accidentelle, en janvier 2018, Paul Otchakovsky-Laurens avait lu et accepté le manuscrit pour sa maison d’édition, où Mika Biermann avait déjà publié plusieurs livres [1]. Sa parution fut ensuite repoussée à plusieurs reprises. Réjouissons-nous de pouvoir enfin, grâce à Anacharsis, lire les aventures de Jeh et de son majordome Hrons, binôme beckettien entremêlé aux souvenirs du jeune « Micha ».

Jeh vieillit dans son manoir, en la seule compagnie de Hrons. De la bouche du vieillard sortent malgré lui des « phylactères » mettant en scène des inconnus : Hermann, sa femme Hedwig et son fils Helmut ; Eva, la future femme d’Helmut, et ses parents, Anna et Gustaf ; plus tard, Micha, le fils d’Eva et Helmut. Le premier parchemin décrit la piscine d’Hermann, aussi abandonnée que le jardin de Jeh, puis on comprend qu’Hermann participe à la Seconde Guerre mondiale. Il fait un raid sur un carré d’oignons, avant d’échapper au front russe en avalant des lamelles de patates crues, ce qui lui permet de simuler un ulcère. La guerre est décrite à hauteur de ces personnages modestes. L’exode hors de Prusse-Orientale passe par une fillette qui choisit d’emporter ses portraits de stars de cinéma plutôt que l’argenterie, et par son petit frère qui, « sans domicile fixe ni adresse provisoire », monte sur un char américain qui risque de l’emporter « pour toujours ».

Mika Biermann | J'.
Phylactères, Saint-Lô Église Notre-Dame © CC BY-SA 4.0/Andreas F. Borchert/WikiCommons

Le dramatique, l’absurde et la tendresse s’enlacent dans des descriptions en phrases brèves, souvent nominales, comme pourrait les figurer un peintre (ce que fut l’auteur). Les métaphores rendent terriblement présents le château décati, la piscine, monstrueux chef-d’œuvre d’Hermann, le plaintif Jeh, la revêche Hedwig, l’heureuse Mlénusine. Puis elles deviennent littérales, créant une étrangeté qui aiguise l’esprit de la lectrice et du lecteur : « il abandonne son image au miroir piqueté jusqu’au lendemain. Personne n’y touchera ». Les allégories brouillent les limites, d’où s’échappe le comique, car les livres de Mika Biermann sont burlesques – le rire toujours coexiste avec le sérieux –, « La fatigue et le sommeil étaient assis, main dans la main, sur le sofa. Puis le sommeil, jeune homme un peu empâté, au menton arrondi par un début de barbe, s’en est allé, pour des raisons obscures, plantant là sa compagne hagarde aux paupières molles et aux lèvres gercées, laissant la porte ouverte en partant. C’est à Jeh, maintenant de tenir la main sans chair de la fatigue et d’écouter ses histoires confuses et interminables ». On ne saurait mieux représenter la lassitude née de l’âge et du mauvais sommeil.

Au début du récit, sous la pluie continue, « les seules couleurs qui subsistent sont celles qu’on ne peut pas aimer, le vert foncé, le triste gris et le marron bouseux ». Enfin, le temps s’éclaircit. « Si la pluie peut s’arrêter, tout peut arriver ». Les couleurs reviennent : « Le dieu vomit du sang sur la toile cirée du ciel. […] Des lapins noirs sodomisent des colombes fauves ». Alors, des gens peuplent le triste château de Jeh : la famille improbable de Hrons, des êtres étranges à la réalité incertaine, dont un géant tournebroche. Les teintes éclatent, des nuages jusqu’à la lame du microscope.

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Dans le surgissement progressif des personnages, dans les phylactères crachés par Jeh dont le nom redouble la première personne du titre énigmatique, on serait tenté de lire le processus de la fiction, la création par l’écriture. D’autant qu’on croise des allusions à d’autres livres de l’auteur : Jeh et Hrons sont comparés au duo quichottesque de Booming, « Pato Conchi et Lee Lightouch » ; le rhinocéros de Téké, auquel il est impossible de « ne pas penser […] à minuit », fait une apparition. L’illustration de couverture, possible autoportrait de Van Eyck, renvoie aussi, non seulement à l’individu, mais à l’artiste. Mika Biermann, dans l’entretien à La Femelle du Requin, parlait ainsi de ses protagonistes : « Je les envoie dans un décor, dans un temps, dans des aventures et je vois ce qui se passe », c’est exactement ainsi que déboulent les personnages au manoir de Jeh.

Le lecteur et la lectrice, qui ne peuvent rester inactifs, tissent d’autres fils : la partie autobiographique met en avant les personnages des grands-parents, leurs liens avec Micha, en particulier l’affection l’unissant à son grand-père, Hermann. En parallèle, Jeh s’affaiblit, touché par l’âge. Les deux lignes narratives se répondent, mettent en perspective le vieillissement, la mémoire et la mort. C’est comme si on lisait l’histoire de deux familles : l’une historiquement située dans le réel, l’autre aux hautes couleurs de la fiction, la seconde ayant presque plus de présence, mais les deux étant indéfectiblement liées, même si le lien reste mystérieux.

Mika Biermann dit autant par ce qui n’est pas exprimé entre les fragments que par ce qui est écrit noir sur blanc. En cela, J’ est un nouvel exemple de sa faculté à faire naître l’un de l’autre émerveillement et mélancolie, émotion et pudeur, drôlerie et profondeur. Une nouvelle fois, l’année commence avec un livre qui touche aussi bien l’esprit que le cœur.


[1] Lire l’entretien et le texte inédit, extrait de J’, donnés par Mika Biermann à la revue La Femelle du Requin en 2018 (n° 49).