Paramécie ? Mais non !

Quel sentiment d’affinité éprouvé-je à l’égard d’un escargot de mer, ce bulot un peu caoutchouteux que je mange ? Sans doute plus faible qu’envers un colobe, cette nourriture de brousse qu’on trouve sur certains marchés africains. Il se peut que j’aie tort. C’est ce que démontre magistralement ce très bel essai de Peter Godfrey-Smith, professeur d’histoire et de philosophie des sciences que son livre consacré à l’intelligence des poulpes, Le prince des profondeurs (Flammarion, 2018), a rendu si célèbre.

Peter Godfrey-Smith | L’odyssée de la conscience. Vie animale et expérience humaine. Trad. de l’anglais par Sophie Lem. Flammarion, 456 p., 24 €

Car cet Australien, enseignant à l’université de Sydney, n’est pas un vulgarisateur de seconde main. Il se fonde sur ce qu’il a réellement expérimenté comme plongeur en quelque sorte professionnel dans différents sites de son pays, notamment la réserve marine de Cabbage Tree Bay, proche de la capitale de l’État de Nouvelle-Galles du Sud, le plus peuplé du continent, baigné par l’océan Pacifique.

Vulgarisateur mais nullement simplificateur et encore moins amateur d’esbroufe. Le prouve la modestie du véritable titre de son livre, Metazoa, ce qui signifie tout simplement métazoaires, soit organismes vivants composés de plusieurs cellules coordonnées, qui s’opposent par là aux protozoaires, tout aussi vivants mais réduits à une cellule unique. Naturellement, chez nous, comme les lecteurs sont supposés analphabètes dès qu’il s’agit de science, il a fallu trouver un titre ronflant et qui fait contresens, le mot « odyssée » impliquant l’idée d’une progression triomphale vers la conscience, forcément humaine, dans une radieuse téléologie qui sent son mysticisme à pleins naseaux. Ce qui est d’autant plus stupide que l’auteur, en contexte anglo-saxon moins agnostique que le nôtre, prend la précaution d’écrire dès l’orée de son livre, et répétera plusieurs fois au cours de l’ouvrage, que son approche de chercheur et de philosophe est fondamentalement « matérialiste ».

Et en effet, la thèse du livre est iconoclaste (malgré le ton mesuré des démonstrations), puisqu’il aboutit, sinon à une conviction, du moins à une très forte présomption qu’il n’est peut-être aucun vivant qui ne présente au moins une forme d’intelligence pratique, voire de sentiment de soi, voire précisément de conscience, cette manière infiniment complexe d’être au monde et de le savoir. Sans parler, bien entendu, de la sensibilité, de la sensation physique de la douleur (notre Descartes en prend pour son grade) et, au terme d’un parcours qui, tout de même, montre une transformation graduelle que la science, création humaine, ne peut s’empêcher de considérer comme une gradation, sans parler de toute une catégorie de sentiments que nous avons appris à considérer comme spécifiquement humains.

Peter Godfrey-Smith | L’odyssée de la conscience. Vie animale et expérience humaine.
« Deux chevaux dans la forêt », Edvard Munch (1926) © CC0/WikiCommons

À tort, au moins en ce qui concerne les animaux dits supérieurs, qui nous ressemblent d’autant plus que nous sommes des animaux semblables à eux du point de vue de l’organisation physique, notamment cérébrale, même quand le plan de cette organisation diffère fortement du nôtre, voir l’exemple particulièrement éclairant du poulpe. Il s’agit donc, pour l’auteur, avant d’aboutir à la quasi-certitude que les grands singes connaissent des sentiments comme l’empathie, ou le chagrin (ce que n’importe quel amateur de chat ou de chien observera aisément dans une branche de l’arbre de l’évolution éloignée de celle des hominidés), de suivre pas à pas le concept de conscience, en remontant le plus haut possible dans l’histoire de l’apparition de la vie sur terre – celle en tout cas des métazoaires dont nous faisons partie, seul exemple que nous ayons (pour le moment) de ce processus né de la matière inanimée, sur notre petit lopin d’univers.

Donc le livre procède par enquêtes successives sur différentes classes d’animaux apparus au cours du long développement des vivants, végétaux compris bien entendu. Ce qui nous vaut des chapitres passionnants non seulement sur les fossiles mais sur des animaux toujours présents sur terre et qualifiés de « primitifs » en ce que leur modèle n’a que peu évolué depuis la date très ancienne de leur apparition – les éponges, anémones, méduses, le corail. J’insiste sur le fait que l’analyse de l’augmentation de la complexité organisationnelle des vivants n’empêche pas l’enquête méthodique de l’auteur de ne jamais dévier de son but : la traque de tout signe antique et présent d’une « conscience » minimale de l’environnement, nécessaire presque d’un bout à l’autre du vivant pour apprécier les opportunités, dangers, transformations présentés par l’espace autour d’eux.

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Avant que cette « prise de conscience » du réel aux fins de l’utiliser à son profit ne parvienne à la conscience proprement dite, qui est d’abord conscience de soi. Mais l’intérêt du propos de ce livre remarquable en tous points (information, directe ou livresque, sérieux des analyses, extrême précaution dans la présentation des hypothèses) réside, en marge de cette révision claire des différentes étapes de la morphogenèse du vivant, dans la discussion philosophique des thèses et commentaires sur la formation et l’évolution des psychismes animaux, dont le nôtre.

En quoi la « conscience » s’apparente-t-elle – ou non – au travail des ordinateurs ? Même si on se refuse – ce que ne fait pas l’auteur – à penser que la conscience humaine et celle des animaux sont essentiellement distinctes, pourquoi ne pas au moins se mettre d’accord sur le néologisme « sentience » dont seraient dotés presque tous les vivants et pas seulement les « supérieurs » ? En quoi les approches, toutes deux matérialistes, d’un Français comme Stanislas Dehaene et d’un Anglo-Saxon comme l’auteur et les dizaines de scientifiques de diverses nationalités qu’il cite et commente sont-elles compatibles ou incompatibles ? Toutes ces questions et nombre d’autres sont abordées ici dans un esprit de très grande ouverture et sans aucune arrogance théorique. Ce livre est hautement recommandable, sa simplicité, sa rigueur, son absence de démagogie s’imposent. Plaisir de lecture constant.