L’inconscient des animaux est porté par le souhait de Florence Burgat, dont le savoir en ce domaine est tout à fait reconnu, de nous faire comprendre, non la condition animale, mais la condition des animaux, dont l’espèce humaine fait partie ; un désir que l’on entend dès Animal, mon prochain (Odile Jacob, 1997), le livre issu de sa thèse de philosophie. C’est donc la question de la vie psychique des animaux qui est abordée dans ce texte, et pas uniquement celle de l’inconscient.
Florence Burgat, L’inconscient des animaux. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 272 p., 23 €
Cet essai est riche, documenté, accompagné de très nombreuses références et citations, la bibliographie compte plus de vingt pages. Florence Burgat possède une grande connaissance de la phénoménologie comme de la Daseinsanalyse, qui est en quelque sorte son application clinique, ainsi que des œuvres de Sigmund Freud et de ses premiers disciples ; toutefois, elle ne s’appuie à aucun moment sur les travaux psychanalytiques plus actuels issus de l’enseignement de Jacques Lacan.
Florence Burgat le précise d’emblée : ce livre ne témoigne pas d’une approche clinique, il « se veut une contribution à l’ontologie animale. Du reste, c’est en philosophe que nous intervenons […]. Nous soutenons et assumons la perspective herméneutique qui est commandée par l’objet même de notre enquête : la vie psychique, en particulier dans son versant inconscient ». C’est la force de ce livre, mais sans doute aussi sa limite quand, par exemple, il est dit que « la psychanalyse est une phénoménologie de l’inconscient, attentive aux significations qui se donnent à voir dans les comportements », ce qui omet ce qui la fonde et la fait évoluer : sa praxis.
Pour Freud, l’ontogenèse, l’histoire de l’individu, répète la phylogenèse, l’histoire de l’espèce. Dans Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle (Payot, 2018), Sándor Ferenczi, un de ses plus proches élèves, au sein de ce que Florence Burgat qualifie d’une des plus audacieuses explorations, assure que la première catastrophe est celle de la sortie du milieu aquatique, un trauma phylogénétique partagé par toutes les espèces, chacune suivant ensuite son propre chemin. Chez tous les animaux supérieurs dotés d’un appareil psychique, les traumas, comme la perte précoce de la mère, ont un effet, d’autant plus que « la vie affective, si dominante chez les animaux, est plus débordante que celle de l’être parlant, qui se meut dans des sphères plus encadrées ».
L’auteure fait pièce à la distinction entre l’instinct animal et la pulsion propre à l’humanité, les parades sexuelles valent bien la séduction et les gestes amoureux ; des mimiques indiquant un sentiment de faute se voient chez les animaux. C’est ainsi qu’elle renverse l’accusation d’anthropomorphisme : « Cette accusation est d’abord une charge portée contre le sens. Est-il si illégitime, si délirant, de reconnaître dans les conduites animales des affects (la joie, l’attente, la colère, la déception, la tristesse) qui nous sont immédiatement familiers […] ? ». Une accusation qui permet, puisqu’il n’est pas question de déceler chez l’animal quelque affect partagé par l’espèce humaine, de le traiter en objet pouvant être soumis aux plus cruelles expériences.
Par ailleurs, cela induit la modélisation où l’animal est transformé pour s’approcher du modèle humain. En mettant des animaux dans une situation folle, ou angoissante, il est possible de tester sur eux des traitements agissant sur les humains. « Ainsi l’animal modélisé est-il le tenant lieu d’une réalité qui le dépasse. […] Ce n’en est pas moins à partir de cette apparence d’anxiété, de peur, de dépression, de schizophrénie… que les psychotropes destinés à soigner les maux chez l’homme sont mis au point ». C’est oublier que les animaux ont leur propre anxiété : ils sont des proies, ils peuvent être confrontés à la mort d’un proche. La philosophe donne peu d’exemples cliniques dans son ouvrage, mais, à chaque fois, ils sont éclairants, tel le bébé singe orphelin pris en charge par son frère aîné qui le soigne comme il peut mais ne peut l’allaiter, ou ce chiot de trois mois élevé dans une animalerie en étant privé de relations affectives qui reste inerte dans son panier.
« Nous avons d’emblée promu la thèse selon laquelle une “différence par originalité“ devrait remplacer une “différence par défaut” ». Cette thèse, alimentée par la phylogenèse qui, à un moment ou un autre, est commune à l’ensemble des espèces, est tout à fait explicitée dans L’inconscient des animaux : « admettre l’existence d’un héritage archaïque réduit ipso facto le “gouffre” que “l’orgueil humain” a creusé entre lui et les animaux ».
Toutefois, puisque Florence Burgat s’appuie sur les conceptions psychanalytiques, on peut regretter qu’elle s’arrête aux textes freudiens et ne prenne pas en compte les études modernes dans le prolongement de la linguistique saussurienne. « Et la langue ? Ne bouleverse-t-elle pas la proposition freudienne d’une similarité psychique ? Le croire reviendrait à confondre forme et contenu, à moins que la langue ne soit à ce point fondamentale qu’elle engendrât la psychè elle-même. Telle est, pour dire les choses rapidement, la conception lacanienne et daseinsanalytique », énonce-t-elle d’une façon tout à fait réductrice qui l’amène à confondre symboles et symbolique.
Pour le dire tout aussi rapidement, les symboles peuvent être compris par l’ensemble des animaux, humains compris : une chose en représente une autre, mais l’interprétation des rêves par Freud n’est pas une oniromancie ; à chaque fois, le symbole est pris dans un discours symbolique, celui de la langue. Cette acquisition du symbolique fait partie de l’originalité de l’espèce humaine. Pour prendre un exemple simple : nous savons que les animaux peuvent faire des trocs multiples, mais aucune espèce sinon celle des hommes n’a inventé la monnaie, cet objet purement symbolique que nous utilisons quotidiennement dans les échanges.
Le foisonnant ouvrage de Florence Burgat n’en reste pas moins un livre important. Il permet de penser une affectivité propre à chaque animal, et donc de mettre à sa juste place ce qu’elle nomme l’orgueil humain.