Évidemment, cette publication d’une partie de la correspondance de l’écrivain italien et ligure Italo Calvino a pris en 2023 une valeur commémorative puisqu’elle a correspondu au centenaire de sa naissance. Mais le titre donné à cette sélection – « Le métier d’écrire » – double la commémoration d’une évocation capitale, celle de l’écrivain Cesare Pavese et plus précisément du journal intime de celui-ci intitulé Le métier de vivre, journal commenté avec une extrême émotion par Calvino dans une lettre écrite dans les jours qui suivirent le suicide de Pavese, en août 1950.
Et cette évocation apparaît bien comme capitale pour Calvino – sa fidélité à l’égard de l’œuvre de Pavese dont atteste cette correspondance le prouve. Pavese fut un maître à penser admiré par le jeune Calvino, qui, à peine avait-il fini d’écrire l’un de ses récits brefs de l’après-guerre, l’apportait, pour avoir son avis, à l’auteur de La mort viendra et elle aura tes yeux (recueil posthume de poèmes édités chez Einaudi par Calvino en 1951).
Dans une lettre en date du 3 septembre 1950 et témoignant de l’intensité de son deuil, Calvino écrit au sujet de Pavese : « un des personnages qui aura été le plus important dans ma vie, celui à qui je dois tout ce que je suis, qui avait déterminé ma vocation, dirigé et encouragé par la suite tout mon travail ». Et il n’est qu’en apparence paradoxal d’affirmer que Pavese fut aussi, par-delà sa mort tragique – ou à cause d’elle –, un maître de vie. Cette mort, affirme Calvino, « il faudrait la considérer comme « cathartique » » : « il s’est tué pour que nous apprenions à vivre ». Ce « métier de vivre » sera encore, continûment, obstinément, celui de Calvino ensuite : dans son activité éditoriale turinoise chez Einaudi, son « moyen de contact avec la réalité : le travail » (propos tenu au sujet de Pavese mais applicable explicitement à lui-même) ; dans son action politique militante (il est inscrit au Parti communiste italien depuis 1945) à laquelle il dit, quelques semaines, précisément, après la mort de Pavese, se sentir « extrêmement lié […] comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps ».
Et le « métier d’écrire » sera, quant à lui, pratiqué en relation intime avec le « métier de vivre » dans l’histoire, car, même si à de nombreuses reprises Calvino souligne combien son œuvre est un « chemin aux sentiers qui bifurquent », combien elle peut sembler faite de renouvellements constants et donc de discontinuités, cette œuvre multiple rend aussi continûment compte d’une volonté : celle de comprendre, par-delà les ruptures historiques, les modalités possibles et changeantes de notre inscription dans le temps, dans l’histoire, dans la communauté des hommes, volonté qui, tout aussi continûment, impliquera de penser une anthropologie du sujet « en creusant […] au-dedans de la tradition éclairée [les Lumières] puis positiviste », « pour vivre suffisamment et dire suffisamment pour pouvoir mourir ensuite ». Ce que Pavese ne parvint pas à faire. C’est ainsi qu’on pourrait justifier le titre de ce recueil.
Ces lettres laissent transparaître une passion du commentaire […] qui confère à ces échanges critiques une valeur actualisable pour penser la fonction de la littérature à l’usage de notre temps.
Car, indépendamment de cela, il est sans doute impropre de placer cette correspondance sous la notion de « métier ». Elle rend compte plutôt de la passion d’une vie dans l’Histoire et de l’implication politique quotidienne de Calvino, dans les forces de gauche en Italie, entre la fin de la guerre et avant son exil « d’ermite à Paris » en 1967 ; d’une passion pour la littérature assumée, vécue, tout aussi quotidiennement, dans son bureau de directeur de collection chez Einaudi, par la lecture de tous les manuscrits reçus par cet éditeur qui aura eu un rôle décisif dans la vie intellectuelle italienne de la seconde moitié du XXe siècle. Cette correspondance cartographie, radiographie, commente (et, ce faisant, commente souvent les œuvres de Calvino lui-même) tous les plus grands noms de cette littérature mais témoigne aussi, à l’égard de ces écrivains, mais aussi des critiques littéraires, de signes d’amitié, d’affects, de reconnaissance, prouvant un fort sentiment d’appartenance à une communauté intellectuelle avec tous ces correspondants qui, progressivement, s’étendent à la France, au Royaume-Uni, aux États-Unis…
Ces lettres laissent transparaître une passion du commentaire, et c’est sans doute cette passion qui confère à ces échanges critiques une valeur actualisable pour penser la fonction de la littérature à l’usage de notre temps. Leur succession rend compte, année après année, de façon presque sismographique, de l’intérêt de Calvino pour les réponses apportées par les autres à une question qui fut également la sienne durant toute sa vie d’écrivain, une question absolument actuelle : « Quel récit possible, à présent ? » On en trouvera une preuve dans une interrogation essentielle qu’il pose à propos du roman d’Elsa Morante, La storia (1974), qualifié d’encyclopédique : « Et mes questions, tandis que je le lisais étaient : en quoi ce livre est-il un livre d’aujourd’hui […] En quoi est-ce un livre qui peut résoudre des problèmes de représentation, ou de communication, ou de connaissance que nous pouvons nous poser aujourd’hui ? ». Chaque datation portée dans l’en-tête des lettres possède, ici, une double valeur, elle dit, certes, la date d’écriture mais elle dit surtout le lien intime entre cette date et le contexte historique de dialogue avec le destinataire par rapport auquel cette lettre prend son sens.
Peut-être est-ce ce questionnement déterminant la lecture – et l’appréciation – cinquante années durant, des « livres des autres » qui, au-delà des aléas du métier de vivre, depuis l’action politique dans les rouges utopies de l’après-guerre jusqu’à la vie retranchée derrière les rayonnages de bibliothèque des années 1980, explique pourquoi Galilée aura toujours été proclamé par Calvino comme le plus grand écrivain de la littérature italienne et pourquoi ce questionnement confère à cette correspondance une actualité pour réfléchir à la littérature d’aujourd’hui. Galilée tout comme Dante, dit Calvino dans un entretien sur « Science et littérature » en 1968, « cherchait à travers la parole littéraire à construire une image de l’univers […] l’œuvre littéraire conçue comme carte du monde et du connaissable, l’écriture mue par un désir de connaissance ». Et lorsqu’il loue, en novembre 1972, la critique de Geno Pampaloni de ses Villes invisibles qui viennent de paraître, Calvino affirme que ces villes-images attestent du « travail de l’homme comme moment nécessaire et comme maillon de la construction de l’univers, motif typique des Lumières ». Chacune de ces lettres, de fait, manifeste une certitude maintenue tout au long de la vie et formulée dans La journée d’un scrutateur : « Refuser la valeur du pouvoir humain, c’est être prêt à accepter (c’est choisir) le pouvoir du pire. »
De la lecture de cette correspondance, le lecteur non calvinien (s’il existe !) extraira l’image d’une vie à hauteur d’homme profondément engagée dans un « faire face » par rapport à l’histoire de son temps, de l’Italie, dans une passion pour la littérature et la foi en son pouvoir d’interprétation du monde grâce à la création d’un style, d’une forme. L’auto-commentaire qu’il propose sur Le chevalier inexistant (1959) pourrait être généralisé à toute son œuvre : c’est, dit-il, « une histoire sur les différents degrés d’existence de l’homme, sur les rapports entre existence et conscience, entre sujet et objet, sur notre possibilité de nous réaliser nous-mêmes et de rentrer en contact avec les choses ; il s’agit de la transfiguration en mode lyrique d’interprétations et de concepts qui se retrouvent constamment aujourd’hui dans la recherche philosophique, anthropologique, sociologique et historique ».
Quant au voyageur assidûment calvinien, sa mémoire de lecteur des récits néo-réalistes, des contes « transfigurant » – parce que les « contes sont vrais » – le rapport à l’histoire ensuite, puis de ces Cosmicomics s’échappant de la question du primat anthropologique hérité des Lumières grâce à un imaginaire « à toute profondeur », celui-là même que renouvellera ce chef-d’œuvre d’invention qu’est Les villes invisibles avant le constat d’indécidabilité (ce qui ne signifie aucunement renoncement) du sens du monde dont témoignent les observations de Monsieur Palomar ; ce lecteur fidèle, donc, non seulement validera l’affirmation de Calvino lui-même (« mon travail […] s’accomplit dans un espace dont je ne décide pas, mais qui coïncide avec la situation littéraire dans laquelle je suis amené à œuvrer, et qui pose chaque fois de nouveaux problèmes ») mais il aura aussi conscience que chacun de ces « défis aux labyrinthes » est aussi le sien dans la vie commune, aujourd’hui.