Ne plus mettre le pied sur le sol

Ce qui nous arrive

Un jour de 1767, Cosimo choisit de grimper dans un arbre et de ne plus jamais en descendre. Il vivra cette contrainte jusqu’à la fin de sa vie, après que l’Europe aura été chamboulée par une révolution française et l’ « épopée » napoléonienne. Au départ, une banale contrariété : sa sœur a voulu lui faire manger un plat d’escargots. La suite, c’est ce Baron perché, roman de Calvino paru en 1957, traduit une première fois par Juliette Bertrand et de nouveau par Martin Rueff.


Italo Calvino, Le baron perché. Trad. de l’italien par Martin Rueff. Gallimard, coll. « Folio », 384 p., 8 € (édition publiée en 2018)


L’histoire de Cosimo est celle d’un confinement dans un chêne, puis dans les arbres, de branche en branche. Un confinement voulu et assumé, malgré les obstacles et les difficultés. Ce roman d’Italo Calvino, je l’ai relu à la fois par plaisir et pour éclairer le moment singulier que nous vivons.

Plaisir, d’abord. Lire Calvino, c’est toujours trouver à la fois intelligence et sensualité, drôlerie et mélancolie. Chaque roman fait écho à un autre, les pages résonnent, se relient, comme les branches des arbres sur lesquelles, ici, marche notre héros.

Éclairer un moment, également. Lorsque Calvino publie ce roman, l’Italie est en crise, et, pour reprendre le mot de Biagio, narrateur du livre et frère du baron perché : « Nous vivons dans un pays où les causes se produisent toujours, et jamais les effets. » Ce n’est pas vrai que de l’Italie, mais ça l’est toujours pour elle. Calvino, qui s’est engagé dans la Résistance, a espéré la transformation de son pays après la guerre, et a compris qu’il n’en serait rien. L’économie a certes connu un miracle mais le pays reste sclérosé, avec des partis et des institutions qui n’ont jamais pris la mesure du changement. Un premier récit, La journée d’un scrutateur, témoigne du désarroi de l’écrivain. Le baron perché symbolise la distance prise par l’auteur et l’homme Calvino. On ne saurait dire qu’il regarde de haut, de façon méprisante ou, c’est le cas de le dire, condescendante, mais il veut comprendre la fourmilière humaine.

Italo Calvino, Le baron perché

Cosimo ne se retire pas du monde. Il ne devient pas ermite. Ne serait-ce que parce qu’il aime Viola, sa voisine que l’on surnomme la Symphorose, et avec qui, adulte, il vivra une passion un peu folle. Il a des compagnons, comme ce Gian dei Brughi, un bandit de grand chemin poursuivi par ses acolytes et toute la maréchaussée, et qui, à ses côtés, se prend de passion pour la lecture, au point d’en mourir. Cosimo communique avec son frère, participe quelquefois aux rituels familiaux, même si c’est à distance. Bref, il se tient à l’écart mais reste proche.

Et, surtout, curieux de tout. L’intrigue se déroule pour l’essentiel au temps des Lumières. Avec son oncle Enea Silvio, Cosimo se passionne pour l’apiculture et l’hydraulique. Tous deux imaginent des moyens pour irriguer toute cette région d’Ombrosa. De haut, il peut aider les paysans à tracer leurs sillons et ainsi améliorer le rendement de leurs champs. Il connaît assez bien la nature pour aider les bergers dont les troupeaux sont attaqués par des loups. Mais, aussi et surtout, et nous pouvons l’éprouver, Cosimo est sensible au sort des arbres, de la forêt. Les Français, à peine arrivés dans la région, pratiquent des coupes. Autre épreuve, l’incendie qui dévaste, et met en péril l’équilibre de la région. Les principales victimes sont les animaux. Ainsi, mais c’est le bruit du canon qui provoque leur fuite, des sangliers déboulent en nombre dans la plaine. Rien de neuf sous le soleil : expulsés de leur habitat secret, ces mêmes sangliers trainent dans les rues de nos villes, en Italie ou en France par exemple, à la recherche de nos déchets. Enfin, dans les dernières années de sa vie, Cosimo verra la forêt d’yeuses, de chênes, de rouvres ou d’ormes, devenir exotique, australienne ou africaine. Certes, des arbres ont remplacé d’autres arbres, mais pourquoi et avec quel résultat ? Quel nom donner à cette extravagance ? Je l’ai sur le bout de la langue.

Attentif à tout ce qui l’entoure, concerné par le monde comme par le moindre détail, Cosimo est un héros à la Calvino, comme l’est monsieur Palomar ou le merveilleux Marcovaldo. À ceci près que les deux derniers sont des sensitifs, des contemplatifs ou des naïfs, alors que Cosimo, en héros des Lumières, est plus réfléchi. D’abord, il s’oppose à sa famille, un baron et une générale qui « en étaient restés tous deux aux temps des guerres de Succession, elle et sa tête pleine de tirs d’artillerie, lui et ses arbres généalogiques ; elle qui rêvait de voir ses fistons obtenir un grade dans l’armée, peu importait lequel, lui qui nous voyait au contraire mariés à quelque grande-duchesse électrice de l’empire ». Comme l’écrit le narrateur de son si ennuyeux père, « ennuyeux parce que sa vie était dominée par des pensées mal accordées, comme il arrive souvent dans les périodes de transition ». Vivons-nous autre chose ?

Cosimo ne s’écarte pas seulement des siens. Adulte, il rompt des lances avec les jésuites, tout-puissants encore en sa jeunesse. Il affronte les prêtres d’Olivabassa, des envoyés de l’Inquisition qui terrorisent les malheureux exilés espagnols du coin. Ces bannis vivent aussi dans les arbres : s’ils mettent pied à terre, ils sont renvoyés en Espagne où un sort funeste les attend. Cosimo les aide. Et puis il correspond avec Diderot, son maitre ou modèle, lui envoie un projet, un parmi tous ceux qu’il rédigera : « L’épilogue de ce livre aurait dû être le suivant : l’auteur, une fois établi l’État parfait au sommet des arbres et une fois l’humanité tout entière convaincue de s’y installer pour y vivre heureuse, descendait sur la terre restée déserte. » Le projet, j’en conviens, se discute. Il devient difficile à entreprendre. Je me sens plus proche des conclusions que son frère tire de la vie de Cosimo penseur : «  Tout se passait comme si, plus il était décidé à rester caché dans ses branches, plus il sentait le besoin de créer de nouveaux rapports avec le genre humain ». Je l’espère davantage, mais le genre en question, on le sait, est versatile. Les rapports sont d’autant plus harmonieux qu’on peut prendre ou reprendre sa distance. Dans un arbre ou dans sa chambre.

Italo Calvino, Le baron perché

Seulement versatile, le genre humain ? On aimerait bien ! Le narrateur semble écrire en ces jours de 2020 (ou de 2008, ou de…) : « Puis il suffit qu’arrivent des générations sans jugeote, marquées par une avidité sans prévoyance, amies de rien ni de personne, pas même d’elles-mêmes, pour que tout change, nul Cosimo désormais ne pourra plus cheminer de par les arbres. » On s’en voudrait de terminer sur cet extrait du roman. Il résonne trop fort et donne le bourdon, sans jeu de mots.

Calvino était un romancier et « théoricien » de la littérature. Je mets des guillemets pour créer l’écart indispensable entre une pensée abstraite, générale, et l’art qu’il avait de rendre tout vivant, sensible, concret. Ses Leçons américaines, dernier texte paru de son vivant, nourrissent la réflexion de nombreux écrivains contemporains (dont Olivier Rolin qui le cite) ; Marcovaldo, livre construit sur les quatre saisons, sur la ville en transformation (et surtout empoisonnée), est une sorte de conte réaliste et magique ;  La spéculation immobilière décrit ce qu’est devenu le golfe d’Ombrosa, cette Ligurie si chère à l’auteur, à la fin du XXe siècle, alors que le désastre provoqué par l’histrion télévisuel qui gouvernait l’Italie se produisait à peine.

Calvino a tenté toutes les formes, tous les genres, a joué avec les règles oulipiennes, à l’instar de ses amis Queneau et Perec. Il glisse dans ce Baron perché un prince Andrej, tout droit sorti de La Guerre et la Paix, occupant russe après la débâcle de 1814. Il s’amuse. Et si l’on veut jouer jusqu’au bout en sa compagnie, on lira Si par une nuit d’hiver un voyageur : il y est question de pages de livres déchirées, celles justement qu’on voudrait lire, comme Gian dei Brughi voudrait le faire, avec la Clarissa de Richardson, juste avant d’être pendu. Si les pages nous manquent, on se les racontera.

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