Sándor Márai, la vie qui résiste

Le troisième et dernier tome de la traduction en français d’extraits choisis du Journal de Sándor Márai (1900-1989) couvre les vingt dernières années d’un écrivain majeur du XXe siècle, l’un des principaux auteurs hongrois lus en France. De 1968 à 1989, sa vie se partage entre Salerne et San Diego où il met fin à ses jours en 1989, quelques mois avant la chute du Mur de Berlin et trois ans après la disparition de son épouse, L. On ne peut que se féliciter de ce travail colossal qui permet au lecteur francophone de compagnonner avec le vif et impitoyable Márai à qui peu de choses échappent. Ces trois volumes donnent au passage une idée de ce que peuvent représenter les dix-huit du Journal publiés aux éditions Hélikon, à Budapest. Il fallait la passion et la patience de deux grands passeurs de la littérature hongroise, Catherine Fay et András Kányádi, pour que cette immense entreprise aboutisse. Immense tant au point de vue du choix des extraits qu’à celui de la traduction et de l’accompagnement du texte.

Sándor Márai | Journal. Les années d’exil (1968-1989). Trad. du hongrois par Catherine Fay. Albin Michel, 555 p., 25 €

C’est entre l’Europe et l’Amérique que se déroulent les dernières décennies de la vie de Sándor Márai, ces années d’un exil entamé dès 1948, lorsque l’écrivain et son épouse quittent la Hongrie pour émigrer en Suisse, puis s’établissent à Naples avant de s’installer à New York en 1952. En 1967, année à laquelle débute ce troisième volume français du Journal, le couple revient en Europe, à Salerne, alors que János, leur fils adoptif, est resté en Amérique. Ces décennies sont traversées par une interrogation récurrente : où est-on chez soi ? Márai oscille entre deux pôles, l’Amérique et l’Europe, mais, en Europe même, il oscille aussi, entre l’Est et l’Ouest. Kassa, ville natale de l’écrivain, surgit au gré des souvenirs, plus présente peut-être au fur et à mesure que la vieillesse s’installe.

Sándor Márai Journal. Les années d’exil (1968-1989)
Statue de Sándor Márai © CC-BY-SA-3.0/Jan Starec/WikiCommons

Il est frappant de constater au fil des pages un mouvement permanent, celui de la pensée qui se déplace d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre. Mais ce mouvement est bel et bien réel aussi, lors de nombreux voyages qui sont toujours l’occasion d’éprouver cette liberté occidentale de se déplacer, et de renouveler cette interrogation entêtante : où est-on chez soi ? La présence de János en Amérique, ses choix de vie que l’écrivain tente de comprendre, mais qu’il finit toujours par déplorer, l’amertume lorsqu’il rappelle régulièrement que son fils adoptif n’a jamais lu une ligne de ses écrits, font signe vers une étrangeté avec laquelle l’écrivain a l’habitude de composer. Étrangeté qu’il note, année après année, tout en éprouvant avec les lieux traversés une familiarité indiscutable, comme si chaque espace contenait en lui le foyer et son opposé. Márai se sent tout aussi étranger en Amérique qu’en Europe, mais il considère qu’il serait plus confortable de vieillir en Amérique où la « civilisation fonctionne encore » : « Pour le peu de temps qui nous reste, ce n’est pas vraiment ici que j’ai envie de vivre mais encore moins en Europe, avec laquelle je n’ai plus aucun lien : tout s’est fossilisé et est devenu vestige » (1979).

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C’est par les livres que l’écrivain tisse des liens permanents entre ces espaces qu’il traverse et qui le déchirent.

Qu’importe le lieu pourvu qu’on ait la littérature ! C’est par les livres que l’écrivain tisse des liens permanents entre ces espaces qu’il traverse et qui le déchirent. Les écrivains hongrois classiques l’accompagnent. Souvent, l’écrivain met en perspective la littérature dite d’Europe de l’Est, comme l’appellent les éditeurs anglais, français, allemands et italiens, et la littérature occidentale, constatant que cette dernière est « desséchée, apathique et figée dans ses vieux réflexes », à l’inverse au XIXe siècle d’une « génération d’écrivains de langue hongroise » d’une « force incroyable » comme Arany, Jókai ou encore l’exceptionnelle revue Nyugat fondée au début du XXe siècle. Krúdy devient le compagnon le plus fidèle de Márai à l’approche de la mort, mais tant d’autres écrivains hongrois l’entourent fidèlement. Littérature classique française, littérature anglo-saxonne, littérature allemande, prose et poésie, essais ou biographies, la lecture est une activité naturelle et vitale mentionnée presque à chaque page du Journal, qui accompagne l’écrivain constamment. En lisant ces pages, on est ainsi nourri des notes de lecture de Márai qui ouvrent des horizons infinis et qui rappellent que c’est la chair de la vie qui passe d’un livre à l’autre, d’un auteur à l’autre, d’une époque à l’autre. 

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Si l’écrivain réfléchit avec autant de précision et de pertinence sur les auteurs qui l’accompagnent, il ne néglige pas pour autant de réfléchir à sa propre écriture, avec la même exigence et le même esprit tranchant. Choisir des extraits de son Journal pour une publication lui permet de souligner la difficulté qu’il y a à fixer l’écriture du diariste : « C’est quelque chose de vivant, les notes d’un journal, qui vivent dans l’instant, qui jaillissent et se fixent sur le papier de façon impromptue. Face à un livre et à l’œil public, ça ressemble à un papillon que l’on épingle et enferme dans une boîte. C’est crevé, joli peut-être et plaisant, mais crevé » (1975). La mort envahit les pages au fil des années, réalité qui est « en nous, absolument ». Et qui, même si on l’oublie, ressurgit « comme un objet que l’on aurait oublié dans une poche de manteau » (1972). C’est la maladie, la sienne mais aussi celle de L., son épouse chérie, les corps qui vieillissent et qui s’abîment, les liens entre les générations qui se distendent : « Le temps ronge les rapports humains et sensibles des jeunes et des vieux, et c’est bien ainsi » (1977).

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Et pourtant, rien n’est « crevé » dans ce Journal. C’est au contraire la vie qui résiste, persiste et s’impose chaque jour.

Et pourtant, rien n’est « crevé » dans ce Journal. C’est au contraire la vie qui résiste, persiste et s’impose chaque jour. La langue est-elle ce foyer introuvable ? En lisant un cahier dans lequel L. note des recettes de cuisine depuis quarante ans, il constate que ce ne sont pas seulement des recettes, mais une langue précisément : « Pour la langue de bœuf on n’a pas seulement besoin de purée de pois mais aussi d’une langue maternelle qui sait dire pourquoi quelque chose est bon ou mauvais » (1969). Et ce lien qu’il fait entre la langue maternelle et la cuisine est un des innombrables exemples de ces pages où l’écrivain mentionne le plaisir ardent d’être en vie. Les premiers bains de mer sont consignés pendant toute la période italienne. En 1978, par exemple, le 12 juillet : « Premier bain de mer cette année. Sortir du fossé puant et sale de l’hiver, des misères du bras fracturé de L. et nous plonger, L. et moi, dans la mer… Dans la vie infinie et incompréhensible. » Douceur purificatrice d’un bain de mer partagé, à l’image de ces années vécues ensemble. En effet, ces trente années d’exil sont avant tout marquées par l’amour : l’épouse est présente, sans cesse, au fil de ces pages, dans les lectures, dans les voyages, dans les déboires du quotidien, dans la maladie qui progresse, dans la vieillesse. Sa disparition après une longue maladie provoque un « chagrin indicible » (1985). Cet amour immense donne aux pages du Journal leur beauté la plus subtile. Fin 1988, peu de temps avant sa fin définitive, Márai écrit : « Aujourd’hui, L. m’a beaucoup manqué, son corps, noble et élégant. Son sourire. Sa voix. »

Sándor Márai Journal. Les années d’exil (1968-1989)
Sándor Márai © D.R.

Le Journal de Márai est celui du désir et de l’amour indestructibles, à l’œuvre dans l’écriture comme dans la lecture, dans la vie aux côtés de L. mais aussi après sa disparition. Dans cette relation au-delà de la vie et de la mort, entretenue par la lecture des innombrables cahiers écrits par L. depuis leur départ de Hongrie, entrecoupée de bribes de phrases, de souvenirs, d’images, une communication au-delà de la séparation entre les deux époux sonne comme un hymne à la vie. Il s’agit de la « hot line » par laquelle une déclaration d’amour est enfin possible, « on ne peut la faire que depuis les profondeurs de l’océan ; elle surgit comme une sorte de flux brûlant des abîmes de la mer, là où flottent les volcans sous-marins ». Márai est enfin chez lui.