« Quand je trouve une forme, je la détruis »

Le vif de l’art (19)

Après deux voyages à Amsterdam et à Marseille, notre chronique revient à Paris pour deux expositions du printemps : la première consacrée à la sculptrice française Germaine Richier (1902-1959), la seconde constituant la première grande rétrospective en France de l’œuvre de l’artiste suisse Miriam Cahn (née en 1949).


Exposition « Miriam Cahn, ma pensée sérielle ». Palais de Tokyo. Jusqu’au 14 mai 2023

Marta Dziewańska (dir.), Miriam Cahn, ma pensée sérielle. Flammarion/Palais de Tokyo, 192 p., 39 €

Exposition « Germaine Richier ». Musée national d’Art moderne – Centre Pompidou. Jusqu’au 12 juin 2023

Ariane Coulondre (dir.), Germaine Richier. Éditions du Centre Pompidou, 304 p., 45 €


Place Georges-Pompidou, 4e arrondissement de Paris – Sur l’une des terrasses du sixième étage du Centre Pompidou court un jeune homme de bronze. Il a les hanches fines et les épaules à peine plus larges, son dos est penché en avant et sa bouche entrouverte. Le Coureur (1955, Fonds national d’art contemporain) de Germaine Richier se précipite ainsi vers la porte qui mène à l’exposition que le musée national d’Art moderne (MNAM) consacre à l’artiste. L’emplacement choisi pour l’occasion lui est moins favorable que celui qu’ont occupé pendant longtemps en contrebas ses prédécesseurs : L’Ouragane et L’Orage (1947-1948, MNAM). Le Coureur paraît en effet ici arrêté dans sa course, quand les deux figures telluriques posées au milieu du plan d’eau avaient l’allure de cairns recueillant la pluie, écharpant le vent, prenant sur eux le tonnerre et les grondements du temps.

Le vif de l'art : Germaine Richier et Miriam Cahn

Germaine Richier dans son atelier, par Agnès Varda (mars 1956) © Adagp, Paris, 2022 © succession Agnès Varda

L’Ouragane et L’Orage, pourtant, sont d’une solidité fragile. Le Coureur jouit d’une souplesse à toute épreuve. Sur une carte qu’il lui adresse en 1946, Brassaï rappelle à Richier qu’« il faut que le cœur se bronze ou se brise ». La sculptrice n’a pas choisi : ses figures de bronze sont brisées, et leur brisure est le signe de leur résistance ; l’alliage, l’abri de leurs éclats. Son œuvre oscille ainsi entre une forme d’élégance presque classique, qui se vérifie dès le début de l’exposition face à la forêt de bustes accueillant les visiteurs, une pondération toute sportive, avec les deux Escrimeuses de 1945 (dont l’une est conservée au musée Fabre de Montpellier où l’exposition sera présentée cet été), et quelque chose d’impondérable, au contraire, une défiguration de ce classicisme par l’injection de formes empruntées à la nature.

La tête dite Tatou de 1934 (collection particulière) anticipe le masque d’escrime, de même que la flexion des deux tireuses prépare celle, plus redoutable encore, de sa célèbre Mante (1946, collection particulière). D’un côté, Le Diabolo (1950, MNAM) feint de jouer tranquillement avec ses fils, d’un autre, ceux-ci empêtrent Le Griffu (1952, collection particulière), tandis que La Fourmi (1953, collection particulière) révèle qu’ils sont un piège, comme ils l’étaient dès 1946 dans L’Araignée (musée Fabre) ou la petite Lutte (collection particulière).

Cette oscillation, où le corps devient tronc et le fil feuille, correspond donc moins à l’évolution chronologique de l’œuvre de Richier qu’aux développements logiques quoique imprévisibles du principe métamorphique qui les régit. Comme chez Auguste Rodin, son répertoire de formes est relativement restreint, mais ses possibilités de transformation potentiellement infinies. Comme lui, Richier expérimente, allant jusqu’à mettre ses sculptures en balance avec la peinture, passant commande à Hans Hartung, à Maria Helena Vieira da Silva, à Zao Wou-Ki, de panneaux de métal peints par leurs soins qu’elle désigne comme les « ombres » de ses propres figures.

Mais la cohérence de l’ensemble demeure aussi perceptible que chez Rodin. Richier a beau brouiller la ligne qui va de son Loretto de 1934 (Centre national des arts plastiques) au Coureur, et du halètement de ce dernier à celui de son Cheval à six têtes (1954-1956, MNAM), elle ne la rompt pas. La sculptrice conserve en quelque sorte avec elle son acquis, et celui du passé. Elle cite souvent à ce sujet l’enseignement qu’elle a reçu d’Antoine Bourdelle, qui entendait lui apprendre à « se servir d’un compas » tout en lui montrant aussi, se souvient-elle, « comment on pouvait faire mentir ce compas, c’est-à-dire introduire dans une vérité l’imagination et la sensation ».

Le vif de l'art : Germaine Richier et Miriam Cahn

« Le Diabolo » de Germaine Richier (1950) © Adagp, Paris 2023 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. RMN-GP

Mais si son Christ d’Assy de 1950 (église Notre-Dame-de-Toute-Grâce, diocèse d’Annecy) s’apparente à sa Chauve-Souris de 1946 (musée Fabre), ce n’est pas seulement par force d’imagination. Richier introduit après-guerre dans sa statuaire une déchirure analogue à celle qui court le long des figures d’Alberto Giacometti, autre élève de Bourdelle, comme elle réfugié en Suisse sous l’Occupation. Au sortir de cette période, le peintre André Marchand prend acte, dans les Cahiers de l’art sacré, que la figure du Christ doit désormais être regardée à l’aune de l’homme de Dachau.

C’est à cette échelle que Richier se mesure lorsqu’elle crée, à la fin des années 1940, son crucifix pour l’église d’Assy, et c’est contre elle que s’agitent les catholiques traditionalistes dans le sillage du cardinal Celso Costantini qui, dans l’Osservatore Romano, appelle à la censure, arguant qu’« il faut proscrire des églises toutes ces déformations et ces dépravations de la figure humaine que n’arrêtent même pas l’image du Christ, de la Vierge et des Saints et qui deviennent par conséquent des blasphèmes visuels ». Sous la pression, le Christ d’Assy fut retiré de l’autel initialement prévu, et niché dans une chapelle, la « chapelle des morts », où Richier se marie en 1954 avec le critique d’art René de Solier.

Sans rien concéder à ses détracteurs d’alors, on peut estimer rétrospectivement que l’endroit convenait peut-être mieux à l’œuvre, comme celle-ci convenait à son temps, qu’elle restituait de l’homme d’après Auschwitz une image plus juste parce que moins christique. « Notre époque, au fond, est pleine de griffes, confiait l’artiste deux ans plus tard. Les gens sont hérissés comme après les guerres. Pour moi, dans les œuvres violentes, il y a autant de sensibilité que dans les œuvres poétiques. Il peut y avoir autant de sagesse dans la violence que dans la douceur. »

13, avenue du Président-Wilson, 16e arrondissement de Paris – On ne s’avancera guère en pensant que Miriam Cahn souscrirait sans doute aux observations de son illustre aînée, elle qui faillit voir, au printemps dernier, l’une de ses œuvres décrochée sur la demande d’associations qui voyaient dans son exposition « une atteinte grave et manifestement illégale portée à l’intérêt supérieur de l’enfant », avant que le Conseil d’État ne jugeât la crainte infondée et la légalité intacte, et qu’un vieillard venu de l’extrême droite et revenant d’autres guerres ne vidât sur la toile son flacon de Smecta.

Le vif de l'art : Germaine Richier et Miriam Cahn

Vue de l’exposition « Ma pensée sérielle » de Miriam Cahn au Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023) © Aurélien Mole

La peinture en question est d’une violence rare et proprement insoutenable puisqu’elle montre un homme nu, bodybuildé et sans visage forçant un autre homme, plus petit que lui (l’artiste nie qu’il s’agisse d’un enfant), les mains liées dans le dos, à lui faire une fellation. Face à pareille représentation, il faut être passablement tordu pour y voir autre chose qu’une dénonciation, et franchement malhonnête pour extraire cette toile d’un ensemble qui – comme son titre le souligne – fonctionne en série.

L’espace du palais de Tokyo qui lui est imparti a beau être divisé, et balisé d’avertissements, « Ma pensée sérielle » immerge en effet les visiteurs dans un flux d’images sans cadres ni cartels où l’artiste a projeté toute la violence du monde actuel. Là, elle trace au fusain une femme bourrant le pif d’un homme qui exhibe devant elle son sexe ; ici, elle noie dans des jus bleutés un enfant famélique assis au milieu de nulle part ; une huile rouge estompée ensevelit un corps ; de la double page d’un cahier surgissent les têtes effrayées de figures prises dans un réseau de lignes sans horizon ; sur une page simplement agrafée au mur, une procession de migrants dessinée au graphite prend son élan à côté d’un coureur jetant ses yeux exorbités en arrière, vers l’objet invisible de sa terreur ; le groupe est fait de boucles, le fuyard d’angles.

Cahn use de tous les éléments graphiques, de toutes les références qui prennent, dans son œuvre, une autre tonalité, plus violente, plus proche, comme si ses figures ne se présentaient pas seulement à qui les regarde, mais qu’elles l’accostaient. Une série de petits dessins montre une minuscule figure filiforme prise dans une cage comme on en trouve chez Giacometti, tandis qu’une autre traverse un chemin bordé d’arbres évoquant le tableau perdu de Van Gogh, Le Peintre sur la route de Tarascon (1888), que reprit Francis Bacon au milieu des années 1950, lui aussi en série. Par leurs formes floutées, embuées, leur situation déterritorialisée, les figures de Cahn voisinent dans les parages de celles d’après-guerre, mais elles remontent aussi jusqu’à celles de Marlene Dumas, empruntant au passage un peu de l’esprit ravageur des personnages de Philip Guston.

Le vif de l'art : Germaine Richier et Miriam Cahn

Vue de l’exposition « Ma pensée sérielle » de Miriam Cahn au Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023) © Aurélien Mole

À Paris, toutefois, elles sont seules, ne résonnant véritablement qu’entre elles-mêmes et avec l’actualité. À travers les verrières du palais de Tokyo, le soleil mouchète ses grandes toiles pleines de substances colorées et ses papiers maculés de taches noires. La lumière venue d’en haut zèbre ainsi le patchwork de carrés de couleurs et le repentir d’une précédente figure contre lesquels une femme nue allongée sur le dos se redresse sur ses deux poings en exhibant son sexe. Pour rendre compte de la récurrence de scènes sexuellement explicites, qu’il s’agisse de nudité frontale, de scènes de violences sexuelles ou d’accouchements, aussi bien que de la facture étonnamment fluide avec laquelle Cahn les figure, on devrait sans doute parler à son propos de peinture vulvaire, quand bien même ce sont les visages qu’elle représente le plus souvent.

Persiste ainsi dans sa peinture un en deçà des motifs qui embrasse à la fois le plaisir qu’elle prend manifestement à peindre et la tension que ce plaisir provoque. Car il n’est pas certain que Cahn aime peindre ce qu’elle peint, ni que sa peinture ne soit pas, en fin de compte, déplaisante. Le support lui-même paraît chasser ce qu’a précisément d’insupportable ce qu’elle y figure en en faisant une matière liquide qui, au lieu de s’écouler, imprègne les toiles pour ne plus les quitter. Il est en effet chez elle des bleus, des mauves, des orangés, des façons de les superposer jusqu’à ce qu’ils se confondent ou bien s’enchevêtrent qui évoquent la pureté du pastel, une certaine douceur propre à l’abstraction. On les discerne à l’entour d’une cabane, dans la profondeur d’un lac alpin, l’abysse décrivant l’abîme autrement, le lointain succédant au proche.

Sans doute est-ce aussi ce qui perturbe le regard des visiteurs et suscite l’insatisfaction de l’artiste elle-même, qui cherche à se dépêtrer du monde et de sa violence comme elle voudrait se défaire de la peinture et de sa beauté. Peut-être est-ce pour cela qu’elle insiste sur cette notion de réalisme avec laquelle elle se débat, comme si elle voulait simultanément rendre le réel qui l’assaille et le réaliser autrement. À considérer son oscillation propre, on songe que Cahn pourrait aussi faire sienne la maxime de Richier : « Quand je trouve une forme, je la détruis. » En ses termes à elle, cela donnerait sans doute : Fuck Abstraction ! – du nom de la toile diffamée.

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