Une ferme en Afrique

Llewelyn Powys (1884-1939), l’un des onze enfants du pasteur Powys et frère de John Cowper Powys, fut comme lui écrivain. Dans les années 1910, il partit pour l’Afrique de l’Est, dans l’espoir de trouver un climat clément pour sa santé (il était atteint de tuberculose) et aussi pour aider le benjamin de la famille à gérer un élevage de moutons. Ce séjour près de Gilgil, dans l’actuel Kenya, qui dura environ cinq ans, lui inspira des textes publiés en partie dans des journaux puis en recueil : Ébène et ivoire (1923) et Rire noir (1924). Ces deux ensembles paraissent aujourd’hui en français sous le titre De l’ébène à l’ivoire.


Llewelyn Powys, De l’ébène à l’ivoire. Trad. de l’anglais par Patrick Reumaux. Klincksieck, 336 p., 21,50 €


Llewelyn Powys, qui se souhaitait une carrière romanesque, aurait pu écrire un roman sur l’Afrique, il ne le fit pas ; la gloire dans ce domaine revenant à la baronne Karen von Blixen-Finecke, avec sa Ferme africaine (1937). Il rencontra d’ailleurs une fois la future écrivaine ; elle était venue, en lointaine voisine du Rift, lui rendre visite, mais il ne put, à sa grande honte, lui procurer le nocturne pot de chambre qu’il imaginait indispensable à ses aristocratiques besoins.

De l’ébène à l’ivoire, de Llewelyn Powys : une ferme en Afrique

Portrait de Llewelyn Powys in « Critical Woodcuts » de Bertrand Zadig (1926)

Mais aucun texte de De l’ébène à l’ivoire ne fait allusion à ce comique épisode ; les deux recueils, par le biais d’esquisses ou d’histoires, dressent bien plutôt, sur un mode tantôt fasciné tantôt perplexe, le portrait d’hommes et de paysages rencontrés et vus autour de la ferme (hormis quelques textes qui se déroulent en Angleterre). Ils racontent aussi des rencontres, des incidents, des rapports complexes entre Blancs et Africains ; ils décrivent la sauvagerie des jungles ou des déserts et mettent en scène un Powys éleveur, patron, aventurier, lecteur… qui se rêve auteur. Les sections « Ébène » et « Ivoire » sont sèches et dures ; « Rire noir » est plus prolixe et plus lyrique.

Dans le livre, le monde colonial, en fait réduit à quelques propriétaires blancs célibataires locaux, est décrit par Powys comme celui « vulgaire et banal, que les Anglo-Saxons créent partout en dehors de l’Angleterre ». Il n’aime pas ses mœurs, il n’aime pas son passe-temps (la chasse, qu’il finit pourtant lui aussi par pratiquer), il n’aime pas son exploitation des hommes et du pays. Mais d’un autre côté, le monde africain lui reste indéchiffrable ; sa subordination, sa misère, sa brutalité, la complexité des ethnies et des mentalités, défient sa compréhension. Certains des textes, par exemple « Un déchet », « Le mépris d’un gentleman », « Rire noir », « Tondeuses et toisons », « Le dernier des justes », témoignent d’une conscience aigüe et tragique de la barrière entre lui et les Africains ou de l’insupportable rôle que les situations de colonialisme l’amènent à jouer. Ils expriment aussi des préjugés paternalistes, dont une morale sexuelle très « d’époque » où l’attirance qu’il ressent pour les charmes des femmes noires n’a parfois d’égale que sa crainte et sa perplexité.

De l’ébène à l’ivoire, de Llewelyn Powys : une ferme en Afrique

Le lac Naivasha, dans la vallée du Grand Rift, à une trentaine de kilomètres au sud de Gilgil, au Kenya (1936). Library of Congress Prints and Photographs Division

Powys ne cesse donc, dans De l’ébène à l’ivoire, d’être séduit et rebuté, et les volte-face affectives s’observent aussi au fil des pages à propos de l’extraordinaire nature de l’ouest africain avec ses étendues désertes ou boisées, ses plantes inquiétantes, ses animaux extravagants (lions et léopards, « gazelles des plaines » « énormes serpents », « singes, en incertaines processions », rhinocéros, tiques, mouches…). Le soleil tropical d’été darde un « œil jaune dément », le vent « brûle et change tout en poussière », au crépuscule « chaque clairière se peuple d’ombres aux pattes de velours éternellement en quête de sang ». Pourtant, Powys veut parfois croire qu’« il y a toujours quelque chose de rassurant quand le jour se lève en Afrique ».

Le double aspect édénique et diabolique qui fascine et horrifie Powys ne lui fait cependant jamais quitter un naturalisme précis, et la vivacité de ses impressions dans l’évocation des personnages et paysages est-africains du début du XXe siècle sort De l’ébène à l’ivoire du lot moyen des impressions littéraires européennes sur cette partie du continent. Le livre reste en deçà du politique, mais son auteur pourrait se voir appliquer en partie ce qu’il dit plus tard dans un article de 1929 à propos de Joseph Conrad : « L’exploitation de l’Afrique par les Européens est l’une des injustices de notre époque, mais il faut la sensibilité, l’imagination de Joseph Conrad pour le voir et également son art formidable et dénué d’excès pour nous le faire voir ». La sensibilité et l’imagination de Powys, de calibre autre, nous « font voir » elles aussi bien des choses.

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