L’automne d’un médiéviste

Dernière visite chez le roi Arthur est pour Michel Pastoureau l’occasion de revenir sur son tout premier livre, La vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la Table Ronde, publié aux éditions Hachette en 1976 parmi les ouvrages dits de haute vulgarisation, un oxymore en voie de disparition. Il a eu un temps le désir d’en corriger les points faibles et les lacunes, mais, face à l’océan des travaux parus au cours des dernières décennies, il a dû réviser son projet à la baisse, et choisi de se « faire plaisir » en nous contant les circonstances de cette œuvre de jeunesse.


Michel Pastoureau, Dernière visite chez le roi Arthur. Histoire d’un premier livre. Seuil. 176 p., 19,90 €


Au départ, c’est son amour d’enfance pour Ivanhoé qui lui a fait préférer les chevaliers aux cowboys, avant d’orienter ses travaux de recherche vers le XIIe siècle. Plus précisément vers le roman courtois, à ne pas confondre avec les chansons de geste, parmi d’autres confusions courantes (ainsi quand une réédition affiche en couverture une miniature postérieure de trois siècles à la période étudiée). Éric Rohmer l’engage comme conseiller historique pour le tournage de Perceval le Gallois, mais ne tient aucun compte de ses avis. Le violet, par exemple, couleur moyenâgeuse plutôt que médiévale, est partout dans le film.

Dernière visite chez le roi Arthur, de Michel Pastoureau

« Perceval le Gallois », d’Éric Rohmer (1978) © Les Films du Losange

Le roi Arthur fait son entrée à la page 102. Pastoureau résume les principaux lignages du cycle arthurien, les origines légendaires et littéraires de la Table ronde, Geoffroi de Monmouth, Wace, Chrétien de Troyes et ses continuateurs, mais, bien qu’il rappelle à plusieurs reprises sa bonne connaissance de la langue allemande, jamais il ne cite le très influent Wolfram von Eschenbach, qui révise Chrétien de Troyes, et sera la première source de Wagner. Au total, la chevalerie apparaît peu dans cet ouvrage imprégné de nostalgie et d’amertume, le propos est ailleurs. À la fois récit d’une quête initiatique, guide des obstacles sur la route de l’aspirant chercheur, c’est surtout un état des lieux sévère sur le fonctionnement de la recherche, un monde où il se sent désormais étranger.

Une phrase revient comme un leitmotiv : « J’avais tort. » Immature, individualiste, indépendant, trop timide, trop naïf, il se couvre de reproches qui finissent par sonner comme des titres de gloire, car ce sont souvent les autres qui ont commis des fautes, chercheurs arrogants ou aigris, éditeurs cupides, charlatans qui ont pris la place des savants, autorités de tutelle versatiles, ou la société tout entière gouvernée par des mobiles médiocres. La faute d’abord au peu d’estime accordé aux sciences humaines en général face aux sciences dures, qui incite à faire prendre pour vrai tout ce qui traite du réel, comme si les deux termes étaient synonymes : un auditoire hétérogène « donnera toujours raison – toujours ! – au représentant des sciences dures contre le modeste avocat des humanités ». D’où la tendance à se calquer sur leur modèle et les crédits élevés dont elles bénéficient. « Par les temps qui courent, un chercheur qui ne demande pas de financement n’est pas un chercheur sérieux. » Contre les usages vexatoires des colloques de chimistes, physiciens, médecins qui ont contaminé les humanités, il cite en exemple un congrès arthurien à Ratisbonne où tous les intervenants, simples étudiants ou membres d’une prestigieuse institution, ont eu droit au même temps de parole. « C’était là une preuve d’intelligence, de courtoisie, et de bonne démocratie. »

Dernière visite chez le roi Arthur, de Michel Pastoureau

Une truie et ses porcelets jugés pour le meurtre d’un enfant à Lavegny. Le procès aurait eu lieu en 1457 : la mère aurait été reconnue coupable, les porcelets acquittés. Illustration tirée de « The book of days: a miscellany of popular antiquities » (1869)

Depuis un demi-siècle, les médiévistes tournent en rond autour de l’amour courtois, sujet croustillant qui fait se pâmer les éditeurs, et d’une question récurrente : cette forme d’amour implique-t-elle des relations sexuelles ? « Plus encore que Satan, le sexe fait augmenter les ventes. » Pas faux. Ici me revient en mémoire un congrès de johannistes à Kalamazoo (Michigan), curieux de savoir si Jeanne d’Arc avait été ou non violée dans sa prison par ses gardiens anglais. Les complaisances et compromissions du monde éditorial, les flatteries adressées au grand public, le souci de plaire aux médias, se paient d’un mépris grandissant pour l’érudition et la recherche fondamentale, le tout aggravé par les emprises d’une technologie destructrice. Internet dispense de se rendre en bibliothèque mais n’offre que des éditions libres de droit désuètes, et contribue de ce fait à « une indéniable régression des savoirs ». L’offre en ligne est surabondante, sans support critique ni contrôle, les blogueurs, youtubeurs et autres gourous parlent à des néophytes complets.

Pastoureau aime les bibliothèques petites et grandes, où qu’elles soient, sauf les américaines trop fonctionnelles : « Efficacité avant tout, ce qui pour moi est le contraire même de la recherche. » Plus de temps à perdre, plus de temps pour réfléchir, rêver donc penser. La vulgarisation scientifique s’est avilie, le lectorat cultivé n’existe plus guère, ou il est très âgé. Disparus aussi, les repères spatio-temporels ordinaires. Plusieurs musées ont abandonné les chiffres romains devenus illisibles. L’inculture a gagné trop de terrain, ou, selon la formule de rigueur, « les connaissances se sont déplacées ». À l’université, certaines disciplines, comme l’histoire de l’art, en ont souffert plus que d’autres : « que dire des œuvres, des mouvements artistiques, de l’iconographie à un jeune public qui ignore tout de la mythologie gréco-romaine, de la Bible et de l’histoire sainte ? ». La transmission du savoir « doit dorénavant être brève, imagée, dynamique, binaire, “interactive”. Lire un livre est devenu trop long, trop fatigant, surtout un livre sans images ».

Dernière visite chez le roi Arthur, de Michel Pastoureau

La salle ovale du site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France (2022) © CC BY 2.0/Jean-Pierre Dalbéra/Flickr

Pourtant, le passé tel qu’il se le remémore n’était pas tout rose. Ses premières publications ont semblé futiles ou bouffonnes, à l’époque où ses camarades se gargarisaient de Foucault, Lacan, Barthes, Deleuze, Derrida. C’est bien plus tard que Jacques Le Goff lui a appris une grande leçon : « l’imaginaire ne s’oppose pas à la réalité, il en fait partie ». Son premier livre a paru trop tôt, quelques années avant la grand-messe médiévistique et l’élan nouveau donné à l’histoire par les échanges entre disciplines. Rechercher des informations sur la vie quotidienne dans des œuvres littéraires n’était pas encore d’usage dans les cercles d’historiens. Outre un éditeur discourtois, il lui a fallu endurer les brouillons successifs, la dactylographie laborieuse, les copies carbone, l’exercice complexe des dédicaces, la ladrerie de la maison d’édition. Circonstance aggravante, la collection « La vie quotidienne » était entachée par le ralliement à Vichy de son auteur vedette, Jérôme Carcopino, au point qu’on lui a conseillé de ne pas citer ce premier ouvrage dans sa bibliographie. Suprême humiliation, un exemplaire envoyé à ses frais à son supérieur hiérarchique lui revient quelques mois plus tard sous la même enveloppe avec un petit mot : « Pastoureau, quelqu’un m’a offert ce livre. Il vous sera plus utile qu’à moi. » Rappelons quand même que ledit livre a fait l’objet d’une dizaine de traductions, de deux rééditions, et lui a valu un prix décerné par l’Académie française aux auteurs susceptibles d’inspirer « l’amour du vrai, du beau et du bien ».

Avec la notoriété sont venus les rituels mondains des congrès, les dépenses et la fatigue qu’ils entraînent, les questions stupides, ignorantes, agressives de l’auditoire, les hôtes trop ou pas assez attentionnés. Sa mémoire semble n’avoir enregistré que les épisodes douloureux, comme sa première conférence grand public à Vannes où il s’attire l’hostilité des celtisants en déclarant que l’hermine héraldique n’a rien de breton. À Toulouse, sa visite sert de prétexte à un affrontement entre partisans et adversaires de la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. Une simple conférence est souvent précédée ou suivie de frivolités et ripailles un peu vaines. L’apport intellectuel d’un congrès est en général médiocre sinon nul. Le trajet gâche souvent son plaisir, l’avion anxiogène, autrefois luxe inaccessible, qui aujourd’hui transporte à bas prix des voyageurs comme du bétail, le conducteur bavard qui vous accueille à l’arrivée.

Dernière visite chez le roi Arthur, de Michel Pastoureau

« Un matin dans une forêt de pins » d’Ivan Chichkine et Constantin Savitski (1889)

Parler en public, il sait faire, et aurait honte de lire son texte, même si cet exercice difficile lui a valu plus de sarcasmes que d’admiration. Mais il est très mal à l’aise dans les dîners et les conversations à bâtons rompus : « Je suis trop timoré, trop fier, ou trop bien élevé. » Quand il lui faut prendre un rendez-vous, le téléphone est un instrument de torture. Tous les objets du quotidien y passent, du tube de dentifrice uniformisé à l’ordinateur qui a supprimé chez lui la volupté d’écrire. Bientôt, on cessera d’enseigner l’écriture manuscrite, comme si c’était un code obsolète. « Le crétinisme a de belles décennies devant lui. » Se montre-t-il grincheux et passéiste ? s’interroge-t-il. Réactionnaire ? Oui, sans doute, ce qui ne veut pas dire que ses mises en garde soient infondées. Nombre d’universitaires partagent ses inquiétudes sans oser le dire trop haut – j’ai pu le constater sur la messagerie de ma propre discipline –, de peur d’être mis au ban de la société académique.

Pastoureau signale trois déviations particulièrement dangereuses : la confusion entre mémoire et histoire qui tend à instrumentaliser le travail de l’historien au service de finalités masquées ; la vogue téléologique qui étudie une époque comme si elle avait déjà connaissance des suivantes ; l’attitude qui consiste à juger le passé même le plus lointain « à l’aune des savoirs, des valeurs, des morales et des sensibilités du présent ». Va-t-on, comme dans quelques universités américaines, cesser d’étudier Platon parce que ses dialogues parlent des esclaves sans dénoncer l’esclavage ? Concernant les périodes récentes, les grands thèmes occupent « le devant de la scène universitaire et médiatique, ou plutôt médiatique puis universitaire » : jadis la mort, la sorcellerie, la famille, le sexe, plus tard le colonialisme, l’immigration, le genre, les constructions identitaires, tandis que ses travaux sur les animaux et les couleurs « ont été longtemps hors mode, parfois jugés plus ou moins futiles, pour ne pas dire ridicules ». Pas très longtemps, en fait : sa conférence sur la couleur verte devant la Société française Shakespeare, par exemple, lui avait valu une ovation. Ses livres savants et alertes ont été généralement bien accueillis. Alors, pourquoi une si forte acédie chez cet homme volontiers facétieux ?

Dernière visite chez le roi Arthur, de Michel PastoureauIl l’explique en conclusion : les études, la recherche, les publications étaient pour lui une sorte de sport, presque sans enjeu, où il fallait donner le meilleur de soi-même. Il a vécu dans un isolement béat jusqu’aux années qui ont suivi Mai-68. Là, plus question de jouer, il fallait choisir son camp. « Que ce soit au nom de la tradition ou de la révolution, l’intolérance et la suffisance étaient désormais présentes partout, dans les deux camps, quand ce n’étaient pas l’insulte et l’excommunication. Et, bien sûr, toujours sous prétexte de libertés à conquérir. » Déconcerté par les mœurs actuelles de la recherche, des enquêtes menées à dix, vingt ou trente dont le seul but est de gagner, il a le sentiment d’une « immense tricherie collective ». Il va se taire, laissant derrière lui une œuvre qui mériterait tout ensemble le prix attribué à son premier livre et un doute : loin des débats coruscants de 1968, ne serions-nous pas plutôt en train de réinventer l’iconoclasme politique de 1793 ?


Michel Pastoureau est apparu dans En attendant Nadeau dès son premier numéro avec Le roi tué par un cochon, Une mort infâme aux origines des emblèmes de la France ?, un livre qui a également été évoqué dans notre dossier spécial consacré à La Librairie du XXIe siècle (été 2019) ; notre journal a aussi rendu compte de Le loup. Une histoire culturelle, Rouge. Histoire d’une couleurBlanc. Histoire d’une couleur, et du Grand Armorial équestre de la Toison d’or, cosigné avec Jean-Charles de Castelbajac.

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