Le temps renouvelé des cathédrales

En 1976, avec son maître livre qui rencontra un vif succès éditorial et critique, Georges Duby inaugura Le temps des cathédrales – un chrononyme qui valait alors pour un long Moyen Âge, s’ouvrant à la veille de l’an mille et s’achevant au début du XVe siècle. Sans doute par la force de l’image qu’elle cristallisait, l’expression suscita un bel engouement que rechargea la chanson-phare d’une comédie musicale (1997) adaptée du fameux roman de Victor Hugo (1831). Trois livres récemment parus s’inscrivent à la fois dans cette passion pour les cathédrales et dans l’actualité de la fin du périlleux chantier de restauration de Notre-Dame de Paris, dont les innombrables dimensions techniques et les étapes les plus spectaculaires n’ont cessé, durant ces dernières années, de retenir l’attention des médias et de nourrir la curiosité de l’opinion publique. Ces livres portent les mêmes questionnements, en dessinant une forme de complémentarité, quoique chacun les prenne dans des perspectives et à des échelles différentes.

Maryvonne de Saint Pulgent | La gloire de Notre-Dame. La foi et le pouvoir. Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 442 p., 32 €
Mathieu Lours | Les cathédrales dans le monde. Entre religion, nation et pouvoir . Folio, coll. « Inédit histoire », 342 p. 9,90 €
Nathalie Heinich (dir.) | Notre-Dame des valeurs. Retour sur une émotion patrimoniale. Presses universitaires de France, 304 p., 23 €

La belle et classique monographie de Maryvonne de Saint Pulgent, qui s’ouvre et se clôt sur « l’événement monstre » de l’incendie sidérant de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019, et ses conséquences, est à la hauteur du monument, de son histoire, de ses significations religieuses, politiques et culturelles, et de ses usages non seulement chrétiens, monarchiques et républicains, mais aussi patrimoniaux et touristiques. À ce titre, l’ouvrage signé par celle qui fut directrice du Patrimoine au ministère de la Culture est une synthèse magistrale de l’énorme et patiente bibliographie consacrée depuis le XIXe siècle à cet édifice majeur, par les historiens, les historiens de l’art et de l’architecture qui furent nombreux à poser leurs yeux sur ce lieu et sa gloire, tout en y contribuant eux-mêmes, pour forger et entretenir la réputation architecturale, intellectuelle et littéraire du monument qui fut aussi un inoxydable sujet de peinture, de gravure, d’illustration et de photographie.

On regrettera toutefois que ni le film de Jean Delannoy (1956), avec les inoubliables Gina Lollobrigida en Esmaralda et Anthony Quinn en Quasimodo, ni les deux dessins animés du Studio Disney (1996 et 2002), ni le jeu vidéo Assassin’s Creed Unity (2014) n’aient été pris en compte dans cette évaluation de la fortune protéiforme de Notre-Dame comme objet « éternellement moderne », car le régime de postérité permanente qui est le sien, comme pour tous les chefs-d’œuvre, s’est également établi dans la culture de masse et les industries culturelles. Cette « gloire de Notre-Dame » compose la première partie, richement illustrée, de l’étude, qui permet d’emblée de comprendre les multiples imaginaires attachés à l’édifice, à l’origine de sa dimension culturelle et patrimoniale fondée sur sa valeur matricielle en tant qu’archétype du sanctuaire chrétien et comme modèle à l’aune duquel toutes les autres cathédrales furent plus ou moins jugées, à l’échelle nationale, européenne voire mondiale.

La deuxième partie de l’ouvrage interroge les fonctions et les rites attachés à Notre-Dame de Paris, pour en éclairer les enjeux de pouvoir et de sacralité, dans le temps long qui est celui de l’avènement d’un monde religieux médiéval et de la fondation du gallicanisme face à Rome. Ici, l’autrice développe également des analyses sur les tensions ou rivalités dont la cathédrale parisienne fut le théâtre, en particulier entre le pouvoir royal – Notre-Dame fut construite dans la temporalité qui fut celle de l’affirmation de la dynastie capétienne – et le pouvoir religieux, le premier se légitimant grâce au second, dans la capitale d’une France centralisatrice qui fut tôt considérée comme « la fille aînée de l’Église ». Ce lien symbolique explique les usages politiques de la cathédrale où l’on célèbre des événements dynastiques, des funérailles et des unions nationales, des victoires et des libérations, dont la pratique se maintiendra sous la République laïque qui intégrera l’édifice dans sa propre liturgie politique en tentant de capter une part de l’histoire et de l’aura symbolique de ce lieu immémorial qu’elle convertira malgré le long processus de « déchristianisation progressive de la société française ».

La cathédrale parisienne s’est donc imposée, au fil du temps, comme une sorte de « Westminster français », c’est-à-dire comme la paroisse de la France. Au point que les hommages aux chefs d’État français qu’elle accueille régulièrement, de Félix Faure (1899) à François Mitterrand (1996), tout comme ceux rendus à des personnalités éminentes (Pasteur, Barrès, Claudel ou Mauriac), l’imposent là où le Panthéon et son culte aux grands hommes, de fondation révolutionnaire, s’avèrent nettement moins efficaces d’un point de vue symbolique. La dernière partie du livre opère un pas de côté, en se concentrant sur Viollet-le-Duc et son œuvre de restaurateur de Notre-Dame. Maryvonne de Saint Pulgent rouvre ce dossier polémique, pour rappeler que son action sur l’édifice fut longtemps décriée, jugée abusive, relevant au mieux du pastiche fantaisiste et au pire du vandalisme. Mais, face à cette « mauvaise image » de l’architecte, elle donne à comprendre combien la dénaturation patrimoniale dont on l’accusa – rappelons ici sa célèbre formule théorique : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » – peut être retournée et considérée comme une création dont les historiens de l’art et de l’architecture du XIXe siècle ont réévalué le statut. Outre que ces questions sont loin d’être neuves – les travaux de Jean-Michel Leniaud ou Françoise Bercé sont rappelés –, on pourrait se demander si leur place n’est pas décalée dans la construction de l’ouvrage, quoique l’autrice les convoque pour donner à comprendre les débats et polémiques qui ont fleuri et parfois fait rage en 2019 : dès la fin de l’incendie, alors que les ruines fumaient encore, le président de la République, déclarant que la cathédrale blessée serait reconstruite plus belle encore, suggérait que restaurer pouvait consister à rebâtir en mieux. Après avoir été une œuvre du XIXe siècle, la cathédrale viollet-le-ducienne pouvait-elle devenir l’œuvre d’un XXIe siècle en proie à une obsession patrimoniale ?

Nathalie Heinich, dir., Notre-Dame des valeurs, Retour sur une émotion patrimoniale, Mathieu Lours, Les Cathédrales dans le monde, Entre religion, nation et pouvoir, Maryvonne de Saint Pulgent, La Gloire de Notre-Dame, La foi et le pouvoir,
Cathédrale Notre-Dame de Paris © Jean-Luc Bertini

Le volume collectif Notre-Dame des valeurs, dirigé par Nathalie Heinich, propose, comme l’indique son sous-titre, de faire « retour sur une émotion patrimoniale », en se plaçant dans les pas du regretté Daniel Fabre, à la mémoire duquel l’ouvrage est dédié. À la fin des années 2000, dans les pas de Georges Perec, Fabre avait conceptualisé les manières d’« habiter les monuments », en se les appropriant de manière symbolique ou métaphorique, pour en capter et sans doute en dompter la majesté et l’étrangeté, entre crainte et fascination. L’anthropologue avait vu dans ce rapport ambigu au monument et à la monumentalité le lieu d’un nouveau régime émotionnel porté par la notion de patrimoine, désormais acculturée dans les sociétés occidentales contemporaines par le rapport des individus au passé et à l’histoire, à la culture et aux identités, à travers des comportements collectifs et d’attachements parfois très intimes. Notre-Dame des valeurs dialogue donc avec les travaux de Fabre, en appliquant à la cathédrale incendiée et à l’émotion qu’elle suscita une série de lectures anthropologiques, sociologiques ou historiques fondées sur le modèle axiologique des jugements de valeur théorisé par Nathalie Heinich elle-même dans un de ses précédents ouvrages en nom propre (Des valeurs. Une approche sociologique, Gallimard, 2017).

À partir d’un « corpus varié de jugements de valeur publiquement exprimés à propos de l’incendie et/ou de la cathédrale elle-même », dans les heures et les semaines qui suivirent l’incroyable sinistre, les membres de l’équipe conduite par la sociologue, et avec lesquels elle cosigne plusieurs essais, ont mené l’enquête et opéré des lectures qui font de l’ouvrage un objet aux ambitions chorales, quoique les approches disciplinaires y demeurent trop souvent juxtaposées et promises à un dialogue qui n’advient pas toujours. Les contenus publiés sur le site du Monde durant les premières vingt-quatre heures suivant l’événement, les déclarations publiques des responsables politiques ou des dignitaires catholiques, les selfies devant Notre-Dame postés par les uns et les autres et leur réception sociale, la masse jugée généreuse des micro-dons individuels anonymes versus les dons phénoménaux de quelques milliardaires dont la générosité fut suspectée de n’être pas désintéressée fiscalement, les querelles éthiques autour de la restauration de la flèche de Viollet-le-Duc ou de sa réinvention par des créateurs contemporains, la mobilisation des scientifiques et de leur expertise dans le chantier de la reconstruction… structurent l’ouvrage en quelques chapitres qu’articulent des « intermèdes » : en l’occurrence, il s’agit d’interventions et de tribunes publiées par diverses personnalités médiatiques investies du statut social d’experts (un homme politique, un sémiologue, une historienne de l’art, un spécialiste du marketing, un historien…), dont les textes sont introduits par Nathalie Heinich, puis reproduits et annotés pour qu’on puisse y repérer les valeurs qu’ils engagent – en lettres capitales et entre crochets, les notions ponctuent la lecture efficacement quoique avec insistance, alors qu’on aurait pu faire confiance aux lecteurs pour qu’ils s’emploient à les identifier eux-mêmes.

Au-delà de ce dispositif didactique sans doute un peu trop appuyé, l’ensemble des contributions réunies permet de retraverser les lendemains de l’incendie de Notre-Dame en montrant, par des approches critiques et argumentées, les valeurs mobilisées par les discours, les commentaires et les interventions exprimées et diffusées dans l’espace public, sans négliger leurs paradoxes et contradictions. Quelques chapitres sont, à cet égard, particulièrement passionnants, sur la recevabilité éthique des dons modiques et l’obscénité dénoncée de la surenchère des dons monstres à l’heure du mouvement des Gilets jaunes, dont certains proclamèrent sur le mode hugolien : « je suis Notre-Dame » ou « nous sommes les Misérables » ; sur l’indécence opportuniste des tweets de personnalités publiques accusées de vouloir détourner à leur profit une part de la grandeur du monument en péril, face à la sincérité supposée des selfies-reliques ou des selfies-condoléances des touristes exprimant leur peine sur les réseaux sociaux par la republication de photographies les montrant devant l’édifice encore indemne… L’un des intérêts du livre est de dépasser la sidération et l’émotion mondialisées que suscita l’incendie d’un monument avec lequel chacun se découvrit un lien, en analysant ce qu’on pourrait appeler la boîte noire d’un attachement patrimonial, par le décryptage au scalpel des valeurs convoquées plus ou moins explicitement et consciemment, dans des jeux d’échelles multiples et combinés. 

Nathalie Heinich, dir., Notre-Dame des valeurs, Retour sur une émotion patrimoniale, Mathieu Lours, Les Cathédrales dans le monde, Entre religion, nation et pouvoir, Maryvonne de Saint Pulgent, La Gloire de Notre-Dame, La foi et le pouvoir,
Notre-Dame (2008) © Jean-Luc Bertini

Comprendre les modalités d’affection patrimoniale à Notre-Dame de Paris, c’est aussi ce qu’a tenté d’éclairer en filigrane Mathieu Lours dans son livre, mais en l’inscrivant dans une histoire plus longue, qui s’ouvre avec le XVIe et le XVIIe siècle des empires coloniaux et qui court jusqu’à aujourd’hui. Sous la plume alerte d’un historien de l’architecture qui ne cache pas ses ambitions pédagogiques, on suit les ramifications de cette épopée des cathédrales modernes à l’époque des Lumières et des révolutions, au XIXe siècle du néogothique romantique, de l’affirmation des nations et de la naissance de l’idée de patrimoine, puis durant les deux guerres mondiales du siècle dernier qui fut également celui du communisme d’État et de la désaffectation des lieux de culte, et encore celui des Indépendances et de l’abandon des cathédrales sur des continents décolonisés. La guerre menée en Ukraine par la Russie de Poutine, avec les détournements et les destructions de cathédrales, donne au livre une valeur d’actualité et permet de penser le présent à l’aune des leçons du passé. On pourra parfois reprocher à l’ouvrage d’accumuler les approches monographiques, au risque d’une structure catalographique parfois un peu systématique et fastidieuse, par continents, pays ou capitales. Mais son auteur montre avec soin et finesse le destin d’un type d’édifice complexe que tissent sans relâche des dimensions religieuses, sociales, nationales, politiques ou géopolitiques, c’est-à-dire cultuelles et culturelles, dans un temps des cathédrales qui n’est plus exclusivement celui qu’avait jadis constitué Georges Duby, mais désormais celui d’une modernité qui, depuis plus de cinq siècles, a progressivement imposé l’idée de la cathédrale comme « édifice partagé ».


Bertrand Tillier est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Dernier livre paru : La disgrâce des statues (Payot/Rivages, 2022)