K.O. aux J.O.

Hors-série Nager Été 2022 En attendant NadeauLibrement inspiré de l’histoire du nageur équato-guinéen Éric Moussambani, comme l’éditeur l’indique à la fin du roman, Les culs-reptiles porte autant sur l’apprentissage désespéré de la natation que sur l’état désespérant d’un pays d’Afrique qui ne sera jamais nommé tant son histoire est semblable à celles de bien d’autres sur le continent. Si l’on rit (jaune) en dévorant ce récit, on finit par adopter la philosophie de ces culs-reptiles qui jalonnent les rues ensablées. Nager, finalement, permettrait-il de prendre du recul ?     


Mahamat-Saleh Haroun, Les culs-reptiles. Gallimard, coll. « Continents noirs », 240 p., 19 €


Alors, tout d’abord, qui sont-ils, ces culs-reptiles ? Ce sont des oisifs contemplatifs, des adeptes de la « glandouille » assis à ne rien faire, que méprise Bourma au début de son récit. Lui veut s’en sortir. À n’importe quel prix, aussi élevé soit-il. Son pays est à la recherche d’un nageur pour le représenter aux Jeux olympiques de Sydney qui réservent une compétition aux pays dépourvus d’installations sportives, entendez les pays pauvres. C’est peu de le dire : Bourma n’a jamais vu de piscine ; et la mer, comme la plupart de ses compatriotes, il n’y met jamais les pieds. Mais voilà, l’offre est alléchante, appartement, moto et sorte de SMIC sont à la clé ! À ce moment-là, il n’a pas un rond et le quartier insalubre de son enfance, où il a appris à barboter, si ce n’est à nager, dans les marécages à la saison des pluies, a été rasé à l’issue d’une révolte de ses habitants contre la misère.

Les culs-reptiles, de Mahamat-Saleh Haroun : K.O. aux J.O.

Seul candidat, il sera retenu et fera connaissance avec le monde affairiste et corrompu qui dirige l’État, dont une chargée de communication dépourvue de tout scrupule, mais efficace, qui va le coacher. Non pas l’entrainer, elle-même ne connait rien à la natation, mais lui fabriquer une biographie adéquate : il serait issu d’une famille de diplomates dont les séjours à l’étranger lui auraient permis d’apprendre à nager. Parce que, là-bas, il y aurait eu des piscines. Évidemment, les parents de Bourma sont furieux et prêts à dénoncer la supercherie: leur fils aurait-il honte d’eux ? Comprenant le pétrin dans lequel il s’est mis, Bourma est sur le point de dévoiler le mensonge et de renoncer à tout, mais, récupéré, manipulé, tour à tour menacé et cajolé, il se soumet à la puissante autorité de cet État musclé qui n’a jamais tenu sa promesse d’un partage équitable des recettes du pétrole. En gros, l’histoire est connue, mais on entre ici dans les détails et c’est édifiant. D’un côté, les nantis tout-puissants ; de l’autre, les laissés-pour-compte impuissants.

Contraint et forcé, courageusement Bourma se jette à l’eau. Il s’achète un bermuda et va s’entrainer dans la seule piscine existante, celle d’un hôtel qui ne lui en donne l’accès que deux fois par semaine. Il ne faudrait pas exagérer, maugrée le patron. La piscine fait 20 m de long. C’est déjà bien trop pour Bourma. Ne connaissant pas ne serait-ce que les rudiments des mouvements de natation (s’agit-il de la brasse ou du crawl, on n’en saura rien, mais ce sera vraisemblablement plutôt la nage du petit chien), il étudie à fond la méthode qu’un nageur russe, un certain Popov, a publiée. Ce manuel de natation sera sa bible. Il s’en imbibe ad nauseam et, comprenant le caractère limité du bassin de l’hôtel alors que l’échéance approche, Bourma se dirige vers l’océan où un pêcheur, Garba, va lui venir en aide. Non pas sur les techniques de natation – lui-même ne nage qu’à l’instinct – mais en l’accompagnant dans le grand large avec sa barque. Un jour, ils manqueront même se noyer, tant Bourma veut nager par tous les temps.

On ne sait trop ce qu’il éprouve à ce contact avec l’eau. Là n’est pas le sujet. On ne trouvera dans ce roman aucune description de la volupté éprouvée lorsque l’eau glisse sur le corps. Le côté positif de cette association avec Garba, c’est que Bourma tombe amoureux de sa fille, Ziréga, et elle de lui. Trop instruite, Ziréga fait peur aux hommes et n’a pas de prétendant, ce qui désole son père. La conquérir pour Bourma est chose bien plus simple que de nager. Désormais, c’est pour elle qu’il va continuer à s’entrainer. Et là encore, il n’a pas le choix. Pour lui enlever toute tentation de se défausser au dernier moment comme il fait mine régulièrement de le faire, Ziréga est enlevée. On ne la lui rendra qu’à son retour de Sydney. À bon entendeur salut !

Les culs-reptiles, de Mahamat-Saleh Haroun : K.O. aux J.O.

Cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Sidney (octobre 2000) © Robert A. Whitehead/Department of Defense/US Air Force/Domaine public

Le jour du départ est arrivé. Bourma, de plus en plus conscient de son incompétence, ne sait plus à quel saint se vouer. Il prie, rend visite à une voyante, s’arme de gris-gris et de poudre magique (qui lui sera confisquée à l’aéroport de Sydney) ; il voyage 28 heures en classe économique, coincé entre deux passagers, tandis que ses accompagnateurs, dont sa coach, voyagent en classe affaires. Il est furieux, décide à nouveau de renoncer à sa participation, mais au pays Ziréga attend… d’être libérée. Devenu insomniaque, la boule au ventre, il va découvrir le bassin olympique et n’en croit pas ses yeux : 50 m ?! Il n’a jamais imaginé cela, qui plus est à effectuer deux fois, un aller-retour, quoi. Il a encore quelques jours pour s’entrainer… Il inspire tellement la compassion qu’un nageur sud-africain lui vient en aide en lui prêtant un maillot de compétition (à lui seul, son bermuda l’aurait disqualifié) et des lunettes de natation.

La suite, aussi invraisemblable soit-elle, est bien réelle et conforme à l’histoire vraie de Moussambani. Les deux autres nageurs en compétition avec Bourma feront un faux départ en raison d’un mouvement incontrôlé de Bourma sur son plot qu’ils prennent pour le signal du départ. Automatiquement disqualifiés, ils quittent l’arène et, seul, Bourma effectue sa course devant un public médusé, puis ému par sa nage si peu orthodoxe. Quel cran fallait-il à ce phénomène pour oser venir concourir ? Un bref moment vedette du stade olympique de Sydney, Bourma déchantera très vite. À son retour, il se verra accuser d’avoir ridiculisé les couleurs de son pays. Mais qu’importe, Ziréga est là, qui l’attend à l’aéroport, et une nouvelle vie commence.

Pour autant, dans sa tête tout a définitivement changé. On ne l’y reprendra plus. Revenu de tout, Bourma refusera désormais de servir le mensonge, mais il rejettera aussi la moindre contrainte : il ne travaillera plus. Ziréga gagnera l’argent du ménage et lui s’occupera de leur bébé, fréquentant les seules personnes avec lesquelles il aura désormais une affinité, ces culs-reptiles qui ne « bougeaient leurs fesses qu’en fonction de la rotation du soleil », ces philosophes des pays de sable qui n’espèrent plus rien. Et, de temps en temps, il ira nager. Juste pour le plaisir.