(Presque toutes) les voix d’Amos Oz

La collection « Quarto » fait paraître un volume d’Œuvres d’Amos Oz comprenant dix textes choisis par l’écrivain israélien, dont les plus importants : Mon Michaël, le roman qui l’a révélé en 1968 ; Une histoire d’amour et de ténèbres, son autobiographie, parue en 2004 en France ; Seule la mer, le roman qu’il aimait le plus ; ou encore Judas, traduit en 2016. Quoique incomplet, ce volume restera unique.


Amos Oz, Œuvres. Préface de Nicholas de Lange. Postface de Fania Oz-Salzberger et biographie de Ilan Bar-David. Trad. de l’hébreu par Sylvie Cohen, Laetitia Devaux, Jacques Pinto, Rina Viers, Laurence Sendrowicz et Katherine Werchowski. Gallimard, coll. « Quarto », 1 728 p., 35 €

Amos Oz, avec Shira Haddad, Conversations sur l’écriture, l’amour, la culpabilité et autres menus plaisirs. Gallimard, 208 p., 18 €


On trouve aussi dans ce « Quarto » Chers fanatiques ou Rien n’est encore joué, essais et conférences du citoyen se disant plutôt « humaniste » qu’engagé, à la façon de Camus, l’un de ses modèles. Mais on n’y trouvera pas Les voix d’Israël, paru en 1983. C’est à l’origine un ensemble d’articles publié dans le journal Davar, et résultant de voyages – comme l’indique le titre en hébreu, Ici et là en Israël. Amos Oz, figure connue et reconnue de la gauche, se rendait dans des villes et des villages souvent hostiles, discutait avec des militants nationalistes installés dans les territoires occupés, s’opposait mais se réconciliait par l’argumentation. Ce recueil n’a pas pris une ride, et qui a envie de comprendre ce pays, voire des pays fracturés, divisés par le ressentiment, les haines et les fanatismes (on en connaît), trouvera dans les pages d’Amos Oz des pistes précieuses.

Un Quarto d'Œuvres pour entendre (presque toutes) les voix d’Amos Oz

Amos Oz (2016) © Francesca Mantovani/Gallimard

D’autres choix étonnent : ainsi, deux nouvelles sont incluses dans ce « Quarto », l’une tirée des Terres du chacal, un recueil traduit en 1976, l’autre, tchekhovienne à souhait, tirée de Entre amis, publié en France en 2013. Pourquoi deux textes seulement ? Pourquoi pas Scènes de vie villageoise en entier, ou ce Entre amis ? Mystère. Prenons les choses, les bonnes, comme elles sont.

Ce fort volume permet donc de retrouver l’écrivain décédé fin 2018. Pendant plus de cinquante ans, il a incarné la littérature de son pays. Il n’était pas le seul. Agnon, Prix Nobel 1966, et le poète Alterman, qui ont marqué le jeune écrivain, sont importants. On s’en voudrait aussi de ne pas mentionner Appelfeld, qui fut son professeur au lycée de Houlda, kibboutz dans lequel vivait l’adolescent, David Grossman et A. B. Yehoshua, ses deux amis avec qui il discutait des livres qu’ils écrivaient tous trois, beaucoup d’autres. Et pour n’oublier personne, même si ses éditeurs ne font guère d’efforts pour rappeler quel romancier il était, David Shahar, l’auteur du cycle du Palais des vases brisés.

L’histoire du jeune Amos Klausner, devenu Oz en quittant Jérusalem, son père et le malheur qui l’oppresse, est passionnante. Yehuda, son père, parle une bonne dizaine de langues. C’est un érudit qui travaillera toute sa vie comme bibliothécaire. Il aurait dû devenir professeur d’université ; il en éprouve un certain ressentiment. Ami de Jabotinsky, le leader nationaliste, il est clairement ancré à droite de l’échiquier politique. Fania, son épouse, ne partage pas ses convictions. En fait, elle partage peu avec lui. Le malheur qui frappe l’enfant est le suicide de sa mère. Mon Michaël est une transposition de ce drame. L’auteur se glisse dans la peau d’une femme et raconte. C’est la Jérusalem encore partagée par des barbelés d’avant 1967, et c’est une femme qui cherche dans son imagination de quoi combler le vide de son existence.

Amos Oz quitte à treize ans la ville de son enfance, une ville à la fois aimée et crainte, il passera de longues années au kibboutz. Au début, il est seul, pas très à son aise. Il se marie très jeune, est père très tôt, et devient professeur de lettres et de philosophie. Pas aussitôt car, au-delà de l’image mythique de ce creuset socialiste, la réalité est âpre. Il n’a pas de lieu pour écrire, il doit se débrouiller pour trouver le temps de le faire, mais surtout ce qu’il voit et ce qu’il entend n’a rien d’idyllique. La langue des pionniers est un hébreu sans grâce, sans finesse. Les slogans maintes fois répétés sont à l’opposé de ce que l’enfant a connu, notamment grâce à Zelda Schneerson, son institutrice, poétesse avec qui il développa son goût de la lecture, et commença à écrire.

Un Quarto d'Œuvres pour entendre (presque toutes) les voix d’Amos Oz

Oz est d’abord un écrivain attaché à sa langue, à la nuance, à la musicalité, au caractère poétique que l’on retrouvera dans sa prose. On lira ici la préface de Nicholas de Lange, son traducteur en anglais. Quand le romancier vit à Oxford, vers 1970, puis en Israël, à Arad, où vit la famille Oz, tous deux passent des jours entiers à discuter mot après mot les traductions. Appelfeld évoque un rapport semblable avec l’hébreu. Deux stylistes, en somme, mais pas seulement.

Amos Oz tel qu’on le lit est profondément attaché à son enfance yérosolomitaine. Une panthère dans la cave, roman mettant en scène un jeune garçon, en donne l’exemple. Profi, c’est son surnom parce qu’il est cultivé et « intello » tel un professeur, passe pour un traitre dans cette Palestine sous mandat britannique. Traitre : le mot revient aussi dans le roman Judas, et il est fréquemment employé par une certaine gauche radicale (sans parler de la droite populiste) pour qualifier l’homme public que ne cessera d’être Oz. Parmi les détails qui nous arrêtent, en lisant l’excellente bio-bibliographie richement illustrée qui ouvre le volume, on tombe sur une dédicace de 2011 à Marwan Barghouti, leader palestinien incarcéré depuis 2002 en Israël. Il lui envoie son autobiographie. Le geste choque. Comme l’explique l’écrivain pour défendre son attitude, les livres permettent de mieux se comprendre et celui-ci, qui remonte à l’histoire familiale et nationale, éclaire le sionisme des origines. Mais comprendre n’est pas un verbe très usité, ici ou là.

Sioniste, Oz l’est resté toute sa vie, critique cependant. En 1967, au lendemain de la victoire dans la guerre des Six Jours, il enquête parmi les soldats et recueille des propos amers, désabusés, qu’au plus haut niveau on préfèrera laisser sous le tapis. Un grand philosophe et érudit, Yehoshua Leibowitz, sera aussi mis au ban pour avoir répété que la mainmise sur les « territoires » détruirait le peuple et l’État. Cassandre n’a pas été écouté. Oz reste actif : il est membre fondateur de « La Paix maintenant », il soutient Beit Selem, l’ONG entre-temps attaquée et empêchée d’agir par Netanyahou et les siens : elle a le tort de révéler les atteintes aux droits de l’homme en Cisjordanie et à Gaza.

Un Quarto d'Œuvres pour entendre (presque toutes) les voix d’Amos Oz

La biographie que propose Ilan Bar-David, spécialiste de l’écrivain ayant eu accès à toutes les archives, est riche, émaillée de citations éclairantes. Mais elle ne parle pas de la vie plus ou moins secrète d’Oz, ni de ses rapports difficiles avec sa fille cadette, Galia [1] ; Fania, sa fille ainée, a d’autres souvenirs, qu’elle raconte dans une belle postface. Elle porte le prénom de sa grand-mère suicidée mais, pour Amos Oz, elle reste la première Fania, celle du bonheur.

Parmi les livres qui ne figurent pas dans le recueil, Les deux morts de ma grand-mère rappelle cette aïeule du jeune Amos, « morte de propreté ». Arrivée d’Europe, elle était obsédée par la saleté. Elle vivait à Jérusalem, « lugubre capitale d’un État exubérant ». Les deux adjectifs se discutent mais la grand-mère reste. Et ce qui pourrait servir d’épitaphe sur la tombe du petit-fils : « Un toit, une grand-mère, une blessure ». Ce qu’il faut pour devenir écrivain.


  1. En février 2021, Galia Oz a publié un ouvrage dans lequel elle accuse son père de lui avoir infligé, de son enfance jusqu’à sa mort, de nombreux sévices, physiques et moraux. Nili Oz, veuve de l’écrivain, a réfuté ses accusations dans un communiqué, signé par les deux autres enfants du couple, Fania et Daniel ; la première a déclaré avoir connu « un autre Amos » ; le second a aussi indiqué, dans un post Facebook : « Je suis sûr – c’est-à-dire je sais – qu’il y a un noyau de vérité dans [les] mots » de Galia. On peut lire un résumé de cette affaire en suivant ce lien.

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