À l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Mishima reparaît en français, avec une introduction nouvelle et des citations de l’œuvre directement traduites du japonais, la biographie de John Nathan, publiée pour la première fois en 1974 (1980 en français). John Nathan, qui a connu l’écrivain de 1963 à 1965 à Tokyo dans toute sa gloire mondaine, révèle un Mishima incomplet, à l’image de la réception biaisée qu’on a de lui en Occident.
John Nathan, Mishima. Trad. de l’anglais par Tanguy Kenec’hdu. Nouvelle édition de l’ouvrage paru en 1980 sous le titre La vie de Mishima. Préface de l’auteur. Gallimard, coll. « NRF Biographies », 352 p., 23 €
La mort de Mishima est survenue le 25 novembre 1975, à la suite du son seppuku qu’il avait préparé plusieurs années auparavant. Sa mort a choqué le monde littéraire japonais, et l’onde de ce choc a ensuite affecté le monde entier. Quatre ans après, deux biographies de l’écrivain ont paru dans le monde occidental, l’une rédigée par le journaliste anglais Henry Scott-Stokes, The Life and Death of Yukio Mishima, l’autre par John Nathan, Mishima : A Biography. Ce dernier est aussi le traducteur de The Sailor Who Fell from Grace with the Sea (1965, en français Le marin rejeté par la mer, traduit du japonais par Gaston Renondeau en 1968). C’est à partir de cette traduction que John Nathan est devenu un proche de Mishima, et c’est aussi à cause d’un problème de traduction que leur relation s’est rompue.
Cette anecdote racontée par John Nathan démontre à quel point l’écrivain accordait de l’importance à sa traduction en anglais, et nous rappelle l’énigme qui tourne autour de la publication de ses œuvres en France : Mishima a voulu que, après sa mort, tous ses ouvrages qui seraient publiés à l’étranger soient traduits à partir de leur traduction anglaise. En effet, après 1970, tous ses livres publiés en français sont des « traductions-relais », qui passent d’abord par l’anglais. Les éditions Gallimard n’ont jamais donné aucune explication sur ce point, à part une vague indication dans l’avant-propos de Neige du printemps. Curieusement, depuis 1989, l’éditeur français a recommencé à faire traduire ses œuvres à partir de l’original japonais, sans fournir non plus la moindre explication de ce changement.
Conscient de l’importance de sa réception à l’étranger, Mishima a accordé une grande attention à la traduction de ses œuvres. Comme pour la plupart des écrivains japonais, comme Tanizaki Jun’ichirô et Kawabata Yasunari, c’est avec la traduction anglaise, et plus précisément américaine, que son œuvre a d’abord été connue dans le monde occidental. Ainsi, nous pouvons lire dans les journaux de voyage de Mishima les efforts qu’il a fournis pour que ses pièces de Nô puissent être montrées aux États-Unis. Dans sa biographie, John Nathan révèle encore d’autres épisodes concernant les éditions de ses œuvres aux États-Unis, y compris sa rencontre et sa rupture avec celui-ci.
Tout est raconté d’un ton franc et familier. En 1964, en traduisant Le marin rejeté par la mer, John Nathan fait la connaissance de Mishima. Apparemment, cette traduction a eu un succès remarquable. Quand l’écrivain est venu à Paris en 1965 pour promouvoir Après le banquet, traduit du japonais par Gaston Renondeau, Dominique Aury, qui traduira plus tard de l’anglais un recueil de nouvelles (La mort en été, 1983), lui a dit l’admiration qu’elle portait à la traduction de John Nathan. Espérant remporter le Prix Nobel de littérature, Mishima a proposé à John Nathan d’être son traducteur particulier. Ce que John Nathan accepte d’abord, avant de traduire les œuvres d’Ôe Kenzaburo — que Mishima considérait comme son rival. Nathan et Mishima se sont alors brouillés. Pour John Nathan, l’écriture de la biographie se présente dès lors comme un exercice de réparation.
En 1980, dix ans après la mort de Mishima, la traduction française de cette biographie est publiée chez Gallimard sous le titre La vie de Mishima. La même année, Mishima ou la vision du vide de Marguerite Yourcenar ainsi que les deux premiers volumes de La mer de la fertilité — Neige du printemps et Chevaux échappés — ont aussi paru chez le même éditeur. Ces publications ont proposé une commémoration sans précédent de Mishima, tandis qu’au Japon, cet auteur était devenu une sorte de tabou pour le public à cause de ses convictions militaristes. En choisissant de publier la biographie de John Nathan, on évitait de se confronter au thème politique de la vie et de l’œuvre. Grâce à ses recherches auprès de la famille de l’écrivain, John Nathan révélait un Mishima familier, mais avec une forme de distance respectueuse, que l’on ne rencontre pas dans les autres biographies.
À l’occasion de la nouvelle édition de sa biographie, John Nathan a renouvelé la préface du livre après avoir relu ce qu’il avait écrit. Il y un temps pour tout. C’est avec cette relecture que le biographe a reconnu le caractère restreint de ses recherches, qui l’ont amené à un résultat artificiel. De façon intentionnelle, il a choisi les ouvrages qui s’accordaient le mieux à ses thèses et à son point de vue, négligeant ainsi la grande richesse des autres écrits de Mishima. Néanmoins, s’il avait dû prendre en compte les œuvres complètes de Mishima en écrivant une biographie en urgence, le défi aurait été difficile à relever, surtout pour un étranger.
À partir de sa révision cinquante ans après la mort de Mishima, John Nathan a aussi rendu compte d’un autre défi pour la réception de Mishima en Occident : beaucoup de textes de Mishima n’ont pas connu de traduction. Comme si la réception à l’Occident de l’écrivain japonais avait suivi la trajectoire de la biographie de John Nathan : choisir les œuvres qui venaient confirmer un Mishima conforme, capable de fusionner l’Orient et l’Occident dans son écriture, formé rétrospectivement par sa mort spectaculaire…
La question qui doit se poser aujourd’hui est la suivante : sommes-nous prêts à parler de Mishima et de son œuvre sans ressentir un considérable manque ? En France notamment, malgré la notoriété de cet écrivain, seul Confessions d’un masque, parmi les livres traduits par le relais de l’anglais, a été retraduit directement du japonais, par Dominique Palmé (en 2019). Cette traductrice, qui a déjà traduit plusieurs écrits de Mishima, a aussi traduit du japonais les citations de Mishima utilisées par John Nathan dans sa biographie. Cela peut donner aux lecteurs de ce livre le grand plaisir de découvrir ou de redécouvrir la délicatesse de l’écriture intime de Mishima, sans penser qu’ils sont face à une double trahison.
Année du cinquantième anniversaire de sa mort, 2020 est une année exceptionnelle pour Mishima. Au Japon, la commémoration n’est pas passée sous silence : un film documentaire du débat entre Mishima et les étudiants de la Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiante est sorti, plusieurs adaptations de ses œuvres ont été réalisées, les anciens membres de la Société du Bouclier (milice privée fondée par Mishima) se sont rassemblés pour la première fois depuis le seppuku de leur chef… En France, aux États-Unis ainsi qu’en Italie, des romans populaires qui ont été longtemps négligés ont été publiés. L’anniversaire de la mort de Mishima est devenu ainsi une sorte de fête dans le monde littéraire et artistique. Pourtant, au cœur de la célébration, un sentiment de vacuité pourrait surgir…