Les prémonitions de Karel Čapek

Karel Čapek, qui fut un écrivain des plus populaires dans la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres, est moins lu en France que ses contemporains, Kafka, bien sûr, ou Jaroslav Hasek, le père du brave soldat Chveik. Pourtant, tandis que plusieurs éditeurs publient et retraduisent son œuvre, dorénavant presque entièrement disponible en français, une douzaine d’écrivains ont été réunis par la revue fondée par Milan Kundera pour nous rappeler ce génie tchèque. Et ses prémonitions.


L’Atelier du roman, n° 102. Karel Čapek. Le roman du progrès. Buchet-Chastel, 190 p., 20 €

Karel Čapek, Le châtiment de Prométhée et autres fariboles. Trad. du tchèque par Maryse Poulette. Noir sur Blanc, 190 p., 18 €


À la fin de son maître livre, La guerre des salamandres (1935), Čapek se questionne lui-même : « Qui travaille fiévreusement jour et nuit dans le laboratoire pour trouver des machines et des produits encore plus puissants pour balayer le monde ? » Il le sait bien sûr : « Toutes les usines. Toutes les banques. Tous les États. » Car, se dit-il : « Les hommes contre les hommes, rien ne peut les arrêter ». De quelle destruction parle-t-il ? Du réchauffement climatique ? De la disparition d’écosystèmes ou de la biodiversité ? Non. D’une invasion du monde par des salamandres destructrices auxquelles l’homme a appris « comment faire l’Histoire » (Cambourakis, traduit par Claudia Ancelot). De son jeune et petit pays coincé entre des empires et menacé par Hitler à la fin des années 1930, Čapek pense évidemment au nazisme, créé par l’homme contre l’homme, et surtout à ceux qui l’ont voulu, l’ont aidé, l’ont laissé faire, en courant « tête baissée à leur perte ».

Karel Čapek, Le châtiment de Prométhée et autres fariboles

Autoportrait de Karel Čapek (1925)

Ce livre, écrit Jan Rubes en ouverture du dossier de L’Atelier du roman, « est avant tout un roman où le vrai et l’imaginaire se télescopent et font osciller le lecteur entre le vrai et l’imaginaire. Le fantastique de Čapek se prête merveilleusement à la parodie, contrairement aux romans utopiques et catastrophiques d’HG Wells, Zamiatine ou Huxley ». Plus qu’il ne mène une réflexion sur un système politique à venir, il rapporte et la bêtise et l’impuissance de l’homme devant la catastrophe qui vient, qu’il voit, qu’il a créée, qu’il ne contient pas. Cette dimension de l’œuvre est au cœur du dossier intitulé malicieusement « Le roman du progrès ».

Au pays du Golem, Čapek a inventé le mot « robot » pour désigner des machines-personnages qui se substituent à l’homme dans une pièce de théâtre au succès international immédiat (RUR, 1920, traduit par Jan Rubes, L’Aube). Il y accuse la science, la technique. Le dernier homme sur terre y crie : « Pour la grandeur, pour les profits, pour le progrès, pour je ne sais quoi, nous avons tué l’homme. » On lui a aussitôt reproché de ne rien comprendre au monde moderne qui explosait d’inventions en ce début du XXe siècle, d’être un conservateur. Or, écrit Sylvie Richterova, en le lisant exactement un siècle plus tard « on s’aperçoit que les avertissements ont été le vrai et le plus important mobile de l’œuvre. Et que, soudainement, ils sont devenus plus intéressants, pour ne pas dire plus actuels, que les robots avec tous leurs descendants cybernétiques et bioniques. […] Ce qui frappe le lecteur au temps des projets fous transhumanistes [ce sont] ses images ironiques, comiques et pourtant terriblement véridiques, de la chute des qualités éthiques et sociales de l’homme ».

Karel Čapek, Le châtiment de Prométhée et autres fariboles

Affiche de la pièce de Karel Čapek, R.U.R. (1939)

À partir de cette conscience prémonitoire, la revue analyse les principaux ouvrages d’une production prolifique. Né en 1890, Karel Čapek a en effet beaucoup écrit. Dramaturge puis metteur en scène de théâtre, chroniqueur dans le principal hebdomadaire libéral, proche du président Tomas Masaryk, dont il a recueilli, en 1935, les souvenirs (éd. de L’Aube, trad. Madeleine David), il est l’auteur d’une quinzaine de romans, de contes, de récits de voyages (en Italie, en Angleterre, en Hollande), et a dominé, dès le milieu des années 1920, la vie intellectuelle à Prague où il tenait salon dans une grande maison qu’il partageait avec son frère. Une vie dense et courte (il est mort en 1938), consacrée à la littérature. S’il se préoccupait de son époque, exprimait ses inquiétudes et se moquait de sa suffisance, il était d’abord un écrivain. « Ses histoires, souligne Linda Lê qui analyse ses Contes d’une poche et d’une autre poche (éd. du Sonneur, traduit par Barbora Faure et Maryse Poulette), sont toujours empreintes de fantaisie et d’un humour plein de finesse. L’importance est donnée à l’écriture, à la graphologie, aux lettres, lettres d’amour ou lettres anonymes. Le lecteur rencontre des cartomanciennes, des voyants, des cambrioleurs poètes, des escrocs au mariage […]. Les cadavres s’y ramassent à la pelle. Les fins heureuses sauvent la mise. Čapek fait les poches du réel, sans oublier d’y mêler le sel du fantastique. »

Les « fariboles » que rééditent les éditions Noir sur Blanc sont autant de chroniques hebdomadaires parues dans la grande presse qui parodient des situations ou des personnages fameux. On y croise Lazare, Attila, Napoléon, Hamlet, Don Juan ou Roméo et Juliette. Chaque fois, une petite remarque résume la situation, comme celle, amère, de Ponce Pilate : « gouverner est donc chose vaine ». Belle introduction à une œuvre si diverse, ces courts textes se lisent comme des contes politiques, et l’on y retrouve encore la question du progrès. Faut-il le juger ? Dans le premier texte du recueil, « Le châtiment de Prométhée », l’auteur se le demande en s’amusant avec le modèle de l’apologie de Socrate ; il retrace, en un dialogue des citoyens, le procès de Prométhée, accusé d’avoir « inventé le feu » et, surtout, d’avoir appris aux autres à le reproduire « par frottements » ! L’invention est dangereuse, elle peut troubler l’ordre public, causer des dégâts. En outre, Prométhée l’a volée aux dieux. Le juge tranche : « Des excentricités criminelles, ne trouvez-vous pas ? »

Karel Čapek, Le châtiment de Prométhée et autres fariboles

Karel Čapek (1938)

Où est la vérité, alors ? Le dernier roman (inachevé) de Čapek revient sur ce sujet lancinant dans son œuvre ; il a recours à un procédé classique depuis les évangiles : La vie et l’œuvre du compositeur Foltyn (éditions Sillages, traduit par François Kerel) sont racontées par le truchement d’une dizaine d’apôtres l’ayant connu intimement, et le génie se révèle médiocre, manipulateur, beau parleur, sans talent… Et les certitudes deviennent relatives. Telle est sans doute la vérité, aux yeux de Karel Čapek.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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