La littérature en automatique

Calamity Gwenn est une incursion dans une année de la vie d’une femme : Gwenn a une trentaine d’années, elle est vendeuse dans un sex-shop à Pigalle, à la fois marginale et, par son métier, au centre de tout. Au seuil de ce texte sous forme de journal intime, nous sommes dûment prévenus qu’il est inspiré d’un autre journal, lui bien réel, tout comme l’est par extension sa propriétaire. Fidèle à son habitude, François Beaune nous offre donc une « histoire vraie », faisant des espérances, rêveries, anecdotes, revendications et récits qui s’y entassent une fiction à lire comme un documentaire.


François Beaune, Calamity Gwenn. Albin Michel, 352 p., 19,90 €


L’univers du sex-shop constitue le centre de gravité du livre, sinon son intérêt principal. François Beaune fait de Gwenn une bonne pédagogue qui s’adresse à un lectorat considéré comme étranger à ses codes. À intervalles réguliers, elle procède à des inventaires des produits qu’elle vend, avec définitions à l’appui : tous les goûts de lubrifiant sont déclinés, ainsi que les variations de « boules de virginité » à « bulles de lubrifiant », les différents types et tailles de godes. La valeur marchande du sexe et des fantasmes de ses clients (« il revient, il achète, il a son monde, et moi je fais mon chiffre sur son monde ») est tout autant exploitée par François Beaune dans son texte. En présentant une fresque de personnages dits marginaux (« hommes ou femmes, ce qui me fait vibrer, c’est les oufs, les excessifs ») et dont la sexualité est mise en avant, il capitalise sur le créneau ouvert par les textes de Virginie Despentes dont il reproduit l’effet de collection.

Plusieurs types et leur lot d’anecdotes se succèdent sur scène comme autant de figurants : un vieux professeur de philosophie qui décide finalement de se travestir, Zina la masseuse prostatique, un client qui veut acheter des tampax et serviettes usagés, un couple qui se balade nus sous leurs manteaux (« Nous on est des fous, on est des libertins ») parmi tant d’autres. Le systématisme de ce procédé conduit nécessairement à une forme de parade, où, comme dans un spectacle de cirque, le drôle mêlé à l’émouvant sert à souligner tautologiquement l’humanité propre à chacun. Une littérature qui proposerait, le temps d’un livre, de vivre par procuration des réalités étrangères, de se travestir sans conséquences.

François Beaune, Calamity Gwenn

© Jean-Luc Bertini

François Beaune procède de même avec le féminisme. Il expose méthodiquement tous les thèmes incontournables car les plus médiatiques des mouvements féministes de ces dernières années. On l’imagine cochant les cases d’une longue liste : sont évoqués les seins, la prostitution, le viol, les règles, les féminicides et l’incrédulité de la police, les poils aux aisselles, l’épilation, l’écriture inclusive, « Balance ton porc », Polanski, la peur de grossir, celle de vieillir, jusqu’au regret de ne pas être lesbienne (« Putain, mais pourquoi je suis pas gouine ?! »), ce qui permettrait apparemment d’en finir avec les hommes. Ce pot-pourri exhaustif n’aboutit qu’à un effet de caricature qui rend le féminisme pittoresque.

Pourtant, Gwenn en aurait bien besoin, elle qui ne s’occupe, tant dans sa vie professionnelle que dans sa vie intime, que d’hommes : « t’es là avec tes bites, tu te sens un peu dépassée ». De façon symptomatique, sa sexualité reste à l’inverse assez élusive, comme si elle n’avait pas l’espace nécessaire pour la considérer. Il devient vite clair que le féminisme dont elle n’a de cesse de se réclamer est vain. Pire, il sert finalement à pérenniser sa situation puisqu’il prend la forme d’un simple discours, d’un manuel de « self-help » qui lui permet de se forger une dignité de papier (« Je déconstruis, je reconstruis, je reprends le pouvoir ») et de se défendre par des paroles (« je lutte contre le genre et tous les stéréotypes associés »). Le féminisme de Gwenn n’a d’existence que dans un journal intime, hors du monde social, il est de fait désincarné, dépolitisé.

François Beaune cherche-t-il à décrédibiliser le féminisme dans ses fondements ou bien au contraire accuse-t-il en creux son institutionnalisation molle ? Il ne se prononce pas, et la forme légèrement perverse que revêt son projet littéraire le lui permet. Dans la lancée des livres de Svetlana Alexievitch, qui réécrivent sans effort d’esthétisation apparent les paroles des personnes interrogées, ceux de François Beaune (Omar et Greg, La lune dans le puits) entérinent en France l’agrandissement du champ littéraire dans le sens d’une superposition entre fiction, documentaire et témoignage. D’un livre à l’autre, il nous habitue à ce fonctionnement dans lequel il devient le passeur, le médiateur, et finalement la source des paroles des autres.

Au cœur de l’entreprise littéraire de François Beaune, il y a donc cette formule destinée à l’automatisation et qui consiste à s’emparer frontalement de questionnements actuels et épineux tout en les déjouant sans cesse, grâce à une écriture conçue pour brouiller les pistes, qui suggère sans jamais rien avancer. Calamity Gwenn présente une parole qui n’est pas destinée à être entendue, puisque Gwenn écrit et se parle à elle-même, en cercle clos. La forme du journal semi-fictif fait dès lors de tout lecteur un voyeur qui s’introduit dans l’intimité d’une femme à l’existence avérée, tandis qu’un halo d’ambiguïté entoure l’auteur.

Car, tout en faisant mine de renoncer à la littérature pour représenter « crue » une tranche du réel, Calamity Gwenn la fait revenir subrepticement sous la forme d’un double mensonge : cette femme qui existe se met en scène dans son journal, elle s’y construit un avatar de papier, qui est lui-même à nouveau remis en scène par François Beaune. Le monde social qu’il est censé décrire ne pourrait être plus éloigné. Ce jeu de positionnements décentre et fait perdre de vue le texte, à tel point qu’on finit par se demander s’il existe. On ne peut pas reprocher grand-chose à François Beaune, sinon de n’en avoir justement pas assez fait : un projet politique et moral flouté par une absence d’écriture. Mais pas d’inquiétude, la littérature contemporaine qui parle de la « condition féminine » se vend bien.

Tous les articles du n° 113 d’En attendant Nadeau